critique &
création culturelle
Blackbird
La fuite du réel ?

Blackbird de David Harrower
est une pièce
pour deux comédiens
dont nous ne sortons pas indemnes,
tant la tension est forte.

Il suffit de voir les visages de certains spectateurs à la sortie du théâtre. Il n’est pas difficile d’imaginer que l’expérience qu’ils viennent de vivre est d’une rare intensité émotionnelle. En seulement une heure, le collectif IMPAKT réussit le tour de force de bousculer nos convictions et de nous pousser à nous situer sur un sujet de société plus que brûlant : la pédophilie.

Après une séparation de quinze ans, Una (troublante Sarah Lefèvre) retrouve la trace d’Alex (méticuleux Jérôme De Falloise), l’homme avec qui elle a vécu sa première histoire. Elle avait douze ans ; lui, la quarantaine. Elle a fait près de sept cents kilomètres pour le revoir sur son lieu de travail. Après six années passées en prison, il a changé de nom, de ville, de métier, de vie. Il dit vivre désormais avec une femme de son âge. Elle, elle n’a pas bougé, elle est restée « là-bas », où les gens la « montrent du doigt », et elle revit ce passé tous les jours. « C’est moi qui ai purgé ta peine ! », lui lance-t-elle.

Le dispositif scénique offre une proximité telle entre les acteurs et le public que c’en est parfois oppressant.

Dans une espèce de no man’s land, devant une grande porte métallique et sous une lumière blafarde, nous assistons aux « retrouvailles » des deux protagonistes. Drôle d’endroit pour une rencontre. Pourtant, c’est bien là qu’Alex a donné rendez-vous à Una pour cette ultime explication loin du regard des autres. De cette atmosphère brute se dégage une impression d’irréalité qui souligne d’emblée la complexité du réel : la façon dont nous racontons ce qui nous est arrivé et dont nous transformons au fil du temps des événements douloureux et parfois honteux.

La question de la transgression et de la morale court évidemment tout au long de la pièce, mais elle est toujours abordée de manière émotionnelle, ce qui rend les choses beaucoup plus humaines et beaucoup plus compliquées si nous devions nous positionner en juge. Sont-ils tous les deux coupables et victimes à la fois ? S’aiment-ils toujours ? L’a-t-il vraiment oubliée ? Le peut-il ? A-t-il vraiment dit à sa nouvelle compagne ce qu’il a fait ? A-t-il vraiment une compagne ? Après tant d’années, quelle est la part de fantasme ou de déni chez les deux personnages ? Quels rôles jouent la police, la « société » dans les affaires de pédophilie ? Ce qui est troublant, c’est la charge émotionnelle avec laquelle cette histoire nous est livrée quinze ans plus tard. Plus nous nous enfonçons dans ses méandres, plus nous perdons pied, spectateurs d’une réalité difficile à affronter qui rattrape toujours les protagonistes. Qui sont Una et Alex l’un pour l’autre et aux yeux du monde ? Une victime et son bourreau ? Des monstres ? Qui a fait le premier pas ? Pourquoi ne s’est-il pas empêché, lui, l’adulte ? Tant de questions qui nous obnubilent durant près d’une heure. Aussitôt que nous avons adopté une position, un nouveau fait vient nous bousculer et tout remettre en question.

Qui sont Una et Alex l’un pour l’autre et aux yeux du monde ?

Ce ballet incessant d’idées, d’opinions, d’avis se poursuit bien au-delà de la représentation. Le dispositif scénique offre une proximité telle entre les acteurs et le public que c’en est parfois oppressant : il nous permet de sentir le moindre souffle, le moindre plissement de peau et la moindre sensation des acteurs. La complexité du réel est déclinée jusque dans le type de jeu que les comédiens offrent, un jeu faussement naturaliste qui permet à Jérôme De Falloise et Sarah Lefèvre de montrer toute l’ampleur de leur talent, puisque chaque geste, soubresaut et intonation (un phrasé parfois faussement hésitant dans des moments d’une grande sincérité) sont maîtrisés avec une rare perfection. Tout ceci renforce le climat étrange qui s’installe tout au long de la pièce et l’inconfort dans lequel elle plonge le spectateur.

L’ensemble est subtilement mis en scène par Jérôme De Falloise, Sarah Lefèvre et Raven Ruëll (membres du collectif d’artistes IMPAKT), qui laissent la part belle au texte et à ceux qui le portent. Il en faut, du talent, à ce collectif pour oser monter avec autant de justesse le texte si peu politiquement correct de David Harrower. Vu le nombre de questions que drague cet article, il est évident que ce spectacle est un petit bijou de sensibilité qui bouscule de manière intelligente le public.

Au Théâtre de la Vie
du 20 au 24 septembre 2016
75 minutes

Même rédacteur·ice :

Blackbird
Texte de David Harrower
Avec Sarah Lefevre et Jérôme De Falloise
Création collective de Jérôme De Falloise, Clara Flandroy, Sarah Lefevre, Wim Lots, Fred Op de Beek, Anne-Sophie Sterck, Raven, Ruëll, Manu Savigni et Lara Toussaint
30 septembre 2014