critique &
création culturelle
Comment Orphée fait le deuil d’Eurydice

Avec Orphée et Eurydice , L’Opéra Royal de Wallonie offre à son public une descente aux Enfers en compagnie du mythique Orphée, arpentant les émotions de l’absence.

Orphée est le musicien par excellence : fils du roi de Thrace et de la muse Calliope, son chant mélodieux redonne courage aux soldats, apprivoise les animaux sauvages et apaise le cœur de ceux qui l’écoutent. Inventeur de la cithare, vainqueur des Sirènes, Orphée charme Cerbère pour descendre aux Enfers desquels il veut ramener sa jeune épouse Eurydice, mortellement mordue par un serpent le jour de leurs noces. Les dieux n’ont accordé à Orphée de ramener sa dulcinée dans le monde des vivants qu’à la condition de ne pas lui parler ni de la regarder avant qu’ils ne soient sortis des Enfers. Assailli par le doute et la crainte, Orphée se retourne pour vérifier qu’Eurydice le suit toujours et, par conséquent, la perd à jamais.

Ce « presque seul en scène », composé par Gluck en 1762 sur un livret italien de Ranieri de Calzabigi, constitue le tout premier opéra de la Réforme initiée par le compositeur allemand. Comme il le dit lui-même au sortir de l’époque baroque, « je me suis efforcé de limiter la musique à sa véritable fonction, qui est de servir la poésie avec expression, tout en suivant les étapes de l’intrigue, sans pour autant interrompre l’action et en évitant de l’étouffer par quantité d’ornements superflus » 1 . Orfeo ed Euridice est créé le 5 octobre 1762 à Vienne, passe à Parme en 1769, est amené à la cour de Versailles en 1774 avant d’être réadapté par Hector Berlioz en 1859. Le rôle-titre des versions italiennes est chanté par un homme (castrat), comme c’est le cas dans la version française avec une voix de haute-contre, c’est-à-dire un ténor très aigu. Pour plaire à la cour, Gluck ajoute des arias ainsi que des airs de ballet. La version de Berlioz a été spécialement remaniée pour la voix de mezzo-soprano de la cantatrice Pauline Viardot. Le rôle d’Orphée a par la suite été chanté par beaucoup de femmes, comme c’est le cas dans cette production avec la cantatrice arménienne, Varduhi Abrahamyan.

© Opéra Royal Wallonie

Le mythe d’Orphée, d’abord le thème du premier véritable opéra (l’ Orfeo de Monteverdi en 1607), a été choisi par Gluck parce que son histoire et ses caractéristiques sont suffisamment ancrées dans l’imaginaire populaire pour que le public se concentre sur les émotions au lieu de l’argument. Et de fait, il ne se passe pas grand-chose sur scène : Orphée se lamente, rencontre l’allégorie de l’Amour qui lui offre de descendre aux Enfers, puis il convainc les créatures des limbes, par son chant, de le laisser passer, ensuite il retrouve Eurydice avant de la voir disparaître sous ses yeux. Ce « manque » d’action permet de laisser le champ libre aux émotions, ce qui rend cet opéra presque contemplatif : après une ouverture étrangement joyeuse, le rideau se lève sur l’enterrement d’Eurydice dans un bois. Le chœur pleure, et son chant est ponctué par les lamentations d’un Orphée choqué et désespéré. Se concentrer sur les émotions permet de montrer le deuil que fait Orphée : sous le choc de la mort soudaine d’Eurydice, il tente le marchandage auprès des dieux, convaincu qu’il ne peut vivre sans sa belle. Il pleure longuement puis redevient un héros décidé à braver les interdits, par amour. L’opéra de Gluck/Berlioz se termine par le magnifique air « J’ai perdu mon Eurydice », que le metteur en scène Aurélien Bory estime être le but ultime d’Orphée : « donner, par la perte, son plus beau chant » 2 .

La mise en scène est ici toute en sobriété, plaçant Orphée à la fois dans une époque contemporaine par les costumes des chanteurs et du chœur, et dans un espace spatio-temporel indéfini. L’élément principal du décor est un Pepper’s Ghost, un dispositif scénique gigantesque qui s’apparente à un miroir et qui peut se retourner. Cela donne au spectateur une vision « aérienne » du plateau. Bory explique avoir réfléchi à la mécanique d’Orphée, basée sur le mouvement fondateur du retournement. Bory a donc utilisé un dispositif optique qui permet de faire basculer la scène. J’ai trouvé ce procédé très bien exploité quand Orphée arrive devant les Enfers : le chœur est alors couché au-dessus de la porte ou plutôt du trou qui y mène, ce qui donne l’impression d’être penché au-dessus du vide. Sous terre, quand le miroir est retourné, il devient un mur. Pour Bory, il est logique que les Enfers nous soient inaccessibles, à nous, humains. L’idée est assez claire quand on y réfléchit, mais j’ai trouvé que le son parvenait trop étouffé vers la salle.

© Opéra Royal Wallonie

J’ai été très impressionnée par la performance de Varduhi Abrahamyan (Orphée), le rôle étant très long (l’œuvre dure 1h40 sans entracte). Je l’ai trouvée très juste dans ses émotions ; elle a d’ailleurs mis quelques minutes avant de sortir de son rôle lors des applaudissements finaux. Chapeau aussi à Julie Gebhart (l’Amour), qui a dû chanter un air d’abord accrochée à un cerceau qu’un danseur faisait tourner de temps en temps, puis carrément en faisant de l’acrogym, debout sur les danseurs (oui, vous avez bien lu).

C’est donc un opéra profond et intense, au caractère automnal, que l’Opéra Royal de Wallonie propose en ce début de saison.

Même rédacteur·ice :

Orphée et Eurydice

Direction musicale : Guy Van Waas
Avec Varduhi Abrahamyan , Mélissa Petit , Julie Gebhart
Mise en scène et décors : Aurélien Bory

Vu à l’ORW le 18 octobre 2019