critique &
création culturelle
Entendre, voir et vivre
Sylvia

Il y a différents signes qui vous indiquent que vous avez assisté à une expérience théâtrale extraordinaire. Un exemple ? Échapper au moment où chacun tousse la toux de l’autre. Ah, cette familière mélodie de raclements de gorge en début de spectacle… Point de toux face à Sylvia . D’emblée, Sylvia éblouit.

Lorsqu’un spectacle vous parle au cœur et au ventre, les mots peuvent montrer leurs limites. Si nous avions pour habitude, vous et moi, de nous retrouver autour d’un plat de tagliatelle all’ amatriciana arrosé d’un gouleyant primitivo, je vous aurais dit : « Vas-y, tu ne peux pas manquer ce spectacle total, il réussit la symbiose parfaite entre les différentes disciplines artistiques. » Je vous aurais dit cela. Pas un mot de plus. Mais nous ne sommes pas intimes.

Qui es-tu, Sylvia ?

Sylvia , c’est Sylvia Plath. Poétesse d’origine américaine née dans les années 1930. Marquée par la mort de son père lorsqu’elle avait huit ans, Sylvia restera fragile. En Angleterre, elle rencontre Ted Hugues. Ils se marient. Lui aussi est poète. Sa vie d’épouse occupe Sylvia davantage que sa propre carrière. Le couple aura deux enfants. Se séparera. Sylvia aura écrit un roman, des nouvelles, des poèmes et un journal intime, retrouvé par son mari. Il sera publié, mais Ted aura pris soin, avant, d’y arracher quelques pages.

Un destin tragique, mais commun en ce milieu du XX e siècle. L’issue est rarement heureuse, lorsque vous êtes née femme, intelligente, sensible, un peu rebelle et furieusement talentueuse. Un être et mille facettes. Une femme et neuf visages. Cheveux de couleur renard, terre ou soleil ; visages lisses ou miroirs d’expériences ; voix graves, douces ou légères. Elles sont plusieurs actrices à porter en elles les joies et les désillusions de Sylvia. En anglais, en néerlandais, en français et en italien.

Sylvia, c’est une bien courte vie

Elle avait trente ans lorsque après avoir préparé le petit déjeuner de ses enfants, elle a calfeutré la porte de la cuisine, s’est agenouillée et a placé son buste délicat dans la gazinière. Ce destin, Fabrice Murgia a choisi une mise en scène complexe pour nous le conter. Complexe mais extraordinairement fluide. L’harmonieuse combinaison de différentes disciplines séduit d’emblée. Dans Sylvia , le metteur en scène mêle cinéma, théâtre, musique, chant et archives sonores. Lorsqu’on s’installe dans la grande salle du Théâtre national, notre regard est sollicité de toute part. Face à nous, sur un grand écran défilent des images vintage de parfaites femmes au foyer, en hauteur, à gauche trois musiciens, comparses d’An Pierlé. La chanteuse gantoise est installée à droite avec son piano. L’ambiance est jazzy. Sur la scène, différents plateaux de décors, une loge, et des caméras. Les actrices sont présentes, elles se baladent, forment des petits groupes, semblent d’échauffer.

Sylvia, héroïne d’un film

La lumière baisse, les caméras s’animent. On assiste au making of d’un film. Sur la scène et sur l’écran, défilent des moments clés de l’existence de la poétesse. Souvent, ils sont racontés en voix off. À l’université, Sylvia lit dans un journal que ses poèmes « séduisent sans convaincre ». Puis, elle rencontre Ted. Ils ont les mêmes intérêts. Il a des ambitions. Ils se marient. Sylvia fait siens les projets de Ted. Et se sent disparaître, calmement. La nuit, elle rédige. Ensuite, elle dépose ses écrits dans la cuisine. Sous le plancher de la table, dans un endroit seulement connu d’elle. Les enfants naissent, les poèmes de Ted sont publiés. Elle reste dans l’ombre.

Sylvia, avec les tripes

Les envies, les frustrations, les espoirs, les désillusions de Sylvia… nous nous les prenons dans les tripes. Chaque morceau de vie devient tableau, chaque tableau devient chef-d’œuvre. Grâce aux images délicates de la directrice de la photographie, Juliette Van Dormael. Grâce aux compositions sensibles et majestueuses d’An Pierlé, grâce aux robes légères et colorées qui marquent la taille des actrices et accentuent cette féminité parfois si encombrante.

Sylvia se vit comme une visite aux musées. Mais ce sont les œuvres qui viennent à vous, vous hypnotisent, vous tourbillonnent l’âme. C’est vrai que l’apport cinématographique permet des émotions plus directes.

Sylvia , une expérience…

… visuelle, sonore, sensible, douce, violente, bluffante. Et terriblement d’actualité. Pas de porc balancé au public, mais des regards, des mots, des attitudes qui expriment la difficulté d’être soi-même et d’habiter un monde d’homme. Ces neuf magnifiques actrices s’allient pour en incarner une seule, tellement géniale qu’elle effrayait, tellement géniale qu’elle ne pouvait être que considérée comme folle.  Sylvia restera avec nous, longtemps. Et nous donnera la force d’exister. Dans l’espace public comme privé.

Sylvia tourne. Elle sera notamment le 14 mars à Central (La Louvière), le 26 mars sur MARS (Mons) et Les 25 et 26 avril au Singel (Anvers). Restez en alerte !

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Sylvia

Mise en scène
Fabrice Murgia

Musique
An Pierlé Quartet
An Pierlé : voix et piano
Koen Gisen : clarinette basse, sax, guitare et percussions
Hendrik Lasure : clavier et ordinateurs
Casper Van de Velde : percussions

Avec
Valérie Bauchau, Clara Bonnet, Solène Cizeron, Vanessa Compagnucci, Vinora Epp, Léone François, Magali Pinglaut, Ariane Rousseau, Scarlet Tummers

Direction photographie
Juliette Van Dormael

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