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Staged ? Or not staged ?
6 juin 2017 par Carole Rémus dans Scène | temps de lecture: 6 minutes
Ce jeudi 25 mai à 20h30, le Kunstenfestivaldesarts nous présente Maria Hassabi à La Raffinerie. Durant une heure et quart, la chorégraphe interroge la mise en scène grâce à l’acte spectaculaire, celle qui existe en amont de la représentation et celle perçue par le public.
Le descriptif de Staged ? le dit et il tient parole : le spectateur est accueilli dans une salle dont le sol n’est qu’une lourde moquette rose vif sur laquelle quatre performeurs sont déjà en place dans une posture sculpturale. Ils « posent » sous les projecteurs, la lumière dense braquée sur eux. Directement plongée dans cet instant à la limite du commencement, je n’ai plus qu’à choisir ma place parmi les gradins qui entourent l’espace scénique. Je m’installe, je prends le temps d’observer les rangs qui se remplissent, je nous épie, nous spectateurs qui n’avons aucune directive de mise en scène, nous qui avons le choix. Autour de moi, tout semble avoir été méticuleusement construit. Mes yeux, dirigés par la lumière à la façon dont on dirige un acteur, se posent inévitablement sur les quatre protagonistes au centre de la pièce. Mon regard remplit son rôle : il « observe » attentivement les corps qu’on lui propose d’épier ce soir. Alors une question s’immisce dans mon esprit : serais-je moi aussi mise en scène ?
Les quatre danseurs, orientés chacun vers une portion différente du public, ne semblent pas bouger… Pourtant, c’est dans une lenteur toute contrôlée qu’ils se meuvent depuis l’ouverture des portes. Un par un, ils s’emparent de l’espace pour jouer leur rôle ; on voit un bras gauche qui s’élève, une main qui se pose sur un partenaire, un bassin qui se tourne… Ils forment un tableau bariolé de costumes dépareillés, hauts en couleur. Le résultat me plonge dans une réalité à la fois figée et mouvante où la scène demeure comme perdue entre la photographie et le vivant. Chaque œil présent dans le public a de cette toile animée une perception différente. Ainsi, chaque tremblement que j’ose intercepter est un trésor volé, car celui que je perçois n’est peut-être pas visible de l’autre côté du plateau. Les mouvements sont de plus en plus manifestes, mais pas moins lents. La langueur de chaque déplacement parviendra à figer une heure de spectacle. De cette façon, la vitesse d’exécution agit sur ma perception du temps comme sur mes attentes ou mon excitation. Mon esprit s’engourdit peu à peu, ce n’est pas l’ennui, ce n’est pas la fatigue, c’est le vide. Un vide qui naît d’une hypnose continue créée par le geste et son rythme. Pendant une heure et quart le débit reste le même, il interroge les espoirs et les anticipations de l’ensemble des corps assis dans les gradins : doit-on s’attendre à un changement où se laisser surprendre par le prochain tableau ? Le mouvement, non chorégraphié et non contrôlé mais travaillé au préalable, prend possession du plateau et pose la question de sa propre mise en scène.
Au sein de cette photographie vivante, la lumière dirige le regard de l’assistance au centre de la scène, elle contrôle également son attention grâce à des changements allant subtilement du plein feu aveuglant à l’ambiance tamisée d’une fin de soirée. Au sein de Staged ?, la lumière me manipule, elle fait ce qu’elle veut de moi et de tous ceux qui ont pris place dans la salle. En variant, elle me propose même de rendre mes semblables spectacle à leur tour. Au bout d’une demi-heure de lenteur scénique, m’apparaît l’intérêt pour le bâillement du grand brun du dernier rang, le croisement de jambes de la jeune femme en robe rouge et d’un coup je ne regarde plus un tableau, mais cinq : le plateau et les quatre autres gradins qui nous encerclent.

Avec une nappe sonore proche du grésillement, mon ancrage dans un temps figé est total. Dès l’entrée dans la salle jusqu’à la fin de la représentation, mon oreille est plongée dans les profondeurs d’un songe fait de sons métalliques, de notes de piano esseulées et de bruits de chute. Je ne parviens pas garder mon attention braquée sur la musique, pourtant elle m’immerge totalement dans l’instant : elle m’emprisonne. Ce son entretient la sensation d’une apnée dans un espace/temps particulier, dans lequel seuls l’acte chorégraphique et l’assistance ont un sens.
N’est-ce que du son, de la lumière, des mouvements lents, des éléments visuels aux couleurs vives et un public encerclant le plateau que nous délivre Staged ? ? Plus certainement, j’y perçois une échappatoire hors du temps. Dans cette expérience, tout semble avoir été savamment calculé pour permettre mon immersion complète. Je m’interroge : les mouvements sont-ils réellement « mis en scène » ? Est-ce que « la chorégraphie » dont je suis témoin est réellement préméditée ? Le doute est permis, il devient même central : et si l’essence même de cet acte spectaculaire n’était pas dans l’exécution?
Avec une expérience semblable au sommeil, la structure technique et théâtrale de Staged ? oriente le regard et fait vagabonder l’esprit. En tant que membre à part entière de l’assistance, je peux certifier ne pas avoir été mise en scène au sens propre, ne pas avoir reçu d’instructions ou de recommandations. Pourtant, durant un peu plus d’une heure, j’ai été dirigée, immergée, au cœur d’un processus manipulant mon attention ; la faisant à la fois se porter sur mes congénères et sur les danseurs. La majeure partie de ce moment, coupée de toute notion temporelle, j’ai observé ce qui n’était pas « staged » : le reste du public, et je me suis interrogée… En réalité, j’ai pu mettre de côté toute conception traditionnelle de la représentation. Mais le meilleur reste à venir : ce cheminement vers le non staged, je ne l’ai pas décidé, c’est Maria Hassabi et son équipe qui me l’ont suggéré en passant par le plateau.

Staged ?, comme son nom l’indique, est un questionnement sur la couleur que la forme théâtrale/chorégraphique peut donner à l’expérience physique et mentale de son témoin, voire sur les conséquences que la mise en scène peut avoir sur celui qui en est le récepteur et parfois, la victime. Dans l’instant T de représentation et après l’extinction des feux, je vis une remise en question. Grâce à Staged ?, j’évalue la façon dont je pose mon propre regard sur ce qui m’est donné de voir aujourd’hui, et j’engage une introspection sur ce que j’ai pu observer par le passé et sur la façon dont je vivrai ce qui me sera proposé dans les salles demain.
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Staged ?
Avec Jessie Gold, Hristoula Harakas, Maria Hassabi, Oisín Monaghan
Composé par Marina Rosenfeld
Habillé par Victoria Bartlett
Mis en lumière par Zack Tinkelman & Maria Hassabi
Vu le 27 mai 2017 à la Raffinerie pendant le Kunstenfestivaldesarts.
L'auteurCarole Rémus
Je m’appelle Carole Rémus. J’ai 25 ans et demi à l’heure où je me présente (janvier 2018). 25 ans et demi, c’est jeune, mais, à cet âge-là, on aime bien…Carole Rémus a rédigé 19 articles sur Karoo.
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