Mariano Pensotti, metteur en scène argentin, célèbre le centième anniversaire de la révolution russe. Alliant marionnette, théâtre et cinéma, son Arde brillante en los bosques de la noche explore les possibilités d’engagement politique à l’heure où l’idéologie communiste s’efface sur la scène internationale.

 

Choisissant le prisme du féminisme, le spectacle est une œuvre complète et pourtant mystérieuse, qui parle des corps, aux corps, donne envie de danser, de baiser, et de déterrer le cadavre de Donald Trump.

Le spectacle s’organise autour de trois personnages féminins, présents dans trois niveaux de jeu qui s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées russes.

Une première histoire, narrée avec des marionnettes, retrace la vie d’Estela, professeure de théorie marxiste à l’Université. Estela réalise des recherches sur la militante russe Alexandra Kollontai, dont la fille disparue aurait créé une colonie révolutionnaire entièrement féminine à Mission, en Argentine.

Une deuxième histoire intervient lorsque Estela et ses amis se rendent au théâtre pour voir un spectacle allemand. Les marionnettistes les installent alors dans de petits fauteuils à l’avant-scène et deviennent ainsi les acteurs de cette pièce. Le spectacle raconte le retour de Sonja, une allemande militante communiste qui a tout plaqué pour faire la révolution en Colombie. Retenue comme otage pendant des années, elle est enfin libérée et rendue à sa famille.

La troisième histoire intervient lorsque Sonja et sa famille vont au cinéma. À la scène se substitue alors un écran. Le film projeté relate une aventure vécue par une journaliste politique ; celle-ci, après avoir été promue présentatrice du journal parlé, part en week-end à Mission avec des copines. Elle finit par avoir des relations tarifées avec un prostitué russe présent là-bas, il lui apprend qu’il est le descendant d’une des femmes habitant la colonie communiste de Mission créée par la fille d’Alexandra Kollontai.

Trois rangées de fauteuils, rivés sur l’écran, sont alors présents : les fauteuils qui nous contiennent, nous spectateur.ice.s, les fauteuils sur lesquels sont assis les marionnettes, et les fauteuils dans lesquels ont pris place les acteur.ice.s.

Photo © Titanne Bregentzer.

Tous ces niveaux narratifs différents nous rappellent constamment qu’il s’agit d’une histoire, empêchant toute identification, à la manière du théâtre de Brecht1. Une manière ludique de faire prendre conscience de la construction du spectacle, à laquelle se rajoutent de fréquentes références ironiques sur la place de l’art dans notre société – notons les poupées russes présentes dans le film, lui-même dernière poupée d’une histoire emboîtée. Une manière aussi de nous présenter explicitement la fiction comme une réflexion sur la place des corps dans la militance, sur l’héritage de la révolution russe, sur un capitalisme de masse qui ravage l’Europe comme l’Amérique du Sud.

Les trois histoires se heurtent à celle d’Alexandra Kollontai, figure oubliée de la révolution russe : une des premières féministes à avoir milité pour le droit au divorce, à l’avortement, à la contraception, au mariage entre personnes de même sexes et plus largement à avoir mis au cœur de ses théories le contrôle que la société instaure sur les corps.

Plutôt que d’analyser froidement l’aliénation provoquée par le capitalisme, la mise en scène place la militance dans le corps des comédien.nes, mettant en évidence l’impossibilité de se libérer uniquement par l’esprit. Les mécaniques de contrôle, nous dit Foucault, passent par l’intimité des êtres : leurs sexualités, leurs désirs, leur force de travail. Bref, la sueur, la cyprine ou le foutre sont des objets politiques profondément liés aux systèmes dans lesquels nous évoluons.

S’interrogeant sur la libération sexuelle, Estela, Sonja et la présentatrice se cognent chacune à leur manière à des contradictions internes, insolvable par l’intellect seul. Que ce soit Estela qui baise avec un des gardiens de l’Université en faisant comme s’il était un patron qui l’exploite, Sonja qui dans une crise de somnambulisme enlève son pantalon avant de revivre la guérilla colombienne ou la présentatrice qui fait appel au service d’un prostitué, les sexualités et les corps interviennent sans cesse dans la narration, contredisant parfois le discours politique.

Photo © Titanne Bregentzer.

Quel que soit le média utilisé, les corps mouvants ne sont jamais effacés derrière le texte, la marionnette ou l’image, mais se rappellent toujours aux spectateur.ice.s dans leur concrétude charnelle.

La scénographie est très sobre : le plateau est doublé d’un espace de jeu entièrement rouge – référence au communisme évidemment, mais aussi à la couleur du sang, des passions, du sexe –, tendu à l’arrière d’un écran sur lequel est parfois projeté un décor – une lune lorsque Estela et son mari se baladent dans la campagne le soir, par exemple. Pour le reste, la scénographie reste fonctionnelle : les éléments dont les personnages ont besoin pour jouer les situations sont amenées sur des roulettes, puis disparaissent.

Ainsi, le scénario, les différentes techniques de narration, le jeu et la scénographie concourent à nous rappeler sans cesse la présence corporelle et les sexualités des personnages. Une façon, peut-être, de dire que toutes les théories socialistes, marxistes, anarchistes, ne peuvent empêcher que l’essentiel des jeux de pouvoir s’effectue dans notre chair la plus intime.

« Tenemos que ser libres »,  « Nous devons être libres », finit par dire Estela alors que des feux d’artifice éclatent pour le centième anniversaire de la révolution russe ou, plus probablement, pour l’ouverture d’un nouveau centre commercial. Mariano Pensotti semble nous dire que cette libération des esprits passera par la libération des corps, déjà recherchée par Alexandra Kollontai. Le spectacle, lucide sur des réalités complexes et contradictoires, sur les enfermements que nous subissons et les difficultés dans la militance actuelle, en résumé sur les limites et les frontières de nos peaux humaines, célèbre malgré tout l’espoir d’un monde meilleur, plus juste, plus libre.

En savoir plus...

Arde brillante en los bosques de la noche

Écrit et mis en scène par Mariano Pensotti
Avec Susana Pampín, Laura López Moyano, Inés Efrón, Esteban Bigliardi, Patricio Aramburu
Mis en musique par Diego Vainer
Décoré et costumé par Mariana Tirantte

Vu le 22 mai 2017 pendant le Kunstenfestivaldesarts.


  1. Brecht utilisait dans ses pièces un « effet de distanciation », rendant présents les mécanismes de construction de la pièce et empêchant l’identification avec les personnages afin de maintenant les spectateur.ice.s dans une position critique et éveillée. Il voulait ainsi produire un théâtre marxiste, pousser les spectateur.ice.s à analyser le contenu des pièces de théâtre en lien avec leur réalité et politiser leurs pensées par l’acte théâtral.