critique &
création culturelle
Piel
distance zéro de la proximité à l’oubli

Joué du 22 mars au 24 mars aux Brigittines dans le cadre du festival In Movement, et du 27 mars au 31 mars au Théâtre de la Vie, Piel d’Eugenia Lopez interroge par le corps et la voix les questions du toucher, de la proximité, de la mémoire et l’influence de la société et des codes sur nos rapports tactiles.

Piel s’ouvre sur une image : un carré de lumière au centre du plateau. Il délimite, cadenasse, et rend invisible ce qui n’est pas en son sein. Des voix s’élèvent, celles des danseuses qui énumèrent et expliquent les zones de proximités possibles entre deux corps : « distance zéro », « 20 à 40 cm », « 7,50 m ».

La lumière semble cadrer l’espace de mouvements et l’endroit où le contact est possible. Les voix résonnent comme un écho du comment s’approcher, s’éloigner de l’autre, de ce qu’est la proximité… S’emparant de la zone éclairée tout en la fuyant, les danseuses prennent peu à peu place dans le récit qu’elles content.

Dans l’obscurité du côté cour, un musicien fait également acte de présence, il est le troisième coéquipier des deux danseuses. La musique qu’il produit donne du sens et enveloppe le plateau sans que son corps ne soit jamais gêné par le reste du dispositif ; une âme indispensable recluse dans l’ombre, mais nécessaire. Sa présence telle une dimension supplémentaire, questionne à nouveau la proximité, lui qui envahit sans se laisser envahir, qui donne dans la distance et pourtant enveloppe l’intégralité de la performance.

Ainsi, pendant une heure, les ambiances sonores entre nappes, enregistrements de voix et musique live se succèdent, dominées en un point du plateau et donnant un fil narratif à la chorégraphie… Le son colore les séquences appuyées par un travail de lumière tantôt diffuse, tantôt concentrée mais toujours chaleureuse. Je ne pourrais dire combien de tableaux différents composent la mosaïque qu’est Piel. Ils se succèdent, d’une lumière générale enveloppant tout le plateau au centre duquel les deux danseuses se rencontrent et se touchent, à deux poursuites de part et d’autre de la scène dégageant deux espaces distincts pour deux corps qui ne se rencontrent plus… Le spectacle est une succession d’images fortes, qui durant une seconde sont référencées par des œuvres d’art connues, et la seconde d’après nous rappellent simplement comment se saluer dans l’ici et maintenant occidental, pour nous le faire oublier dans les deux minutes qui suivent, en illustrant les raisons pour lesquelles toucher la poitrine d’une femme peut être ou non accepté.

Les visages soulignent les propos, je me raccroche à eux. Lorsqu’une danseuse esquisse un sourire juste après avoir évoqué le célèbre tableau représentant Gabrielle Destrée nue, je souris à mon tour, lorsqu’elle tord son visage dans une expression de douleur, puis ris, je le regarde davantage que son corps et que son ombre, son expression fait naître la proximité avec le public, je m’y retrouve. Les interactions, les rires entre les deux performeuses me ramènent à ma propre humanité et à la proximité de l’autre que je connais. Les corps uniquement vêtus de bodies couleur chair évoquant la nudité sans la montrer me fascinent et me perdent, je les observe, je vois mon corps à travers les leurs, puis plus du tout, je ne me raccroche plus qu’au sourire…

Ces deux femmes sur le plateau, la façon dont elles s’éloignent et se rejoignent, suggèrent à la fois la proximité de l’autre et son absence. Les séquences défilent à une vitesse inouïe : d’une distance zéro, on passe à un éloignement total, les images s’accumulent, je me perds, entre  images et sons, le temps s’écoule sans moi, au-delà de ma propre perception. Je n’ai plus de repères temporels, le rythme du spectacle se brise et reprend. La façon dont les corps se touchent et s’éloignent m’évoque ma propre expérience, mais le rythme et la succession des images me font courir dans un labyrinthe dont j’oublie depuis combien de temps je suis prisonnière, ma proximité avec la scène et son action se réduit. Pourtant, les corps parlent toujours, appuyés par ce troisième homme de la scène et des lumières toujours changeantes…

Comme un énorme puzzle, pourtant si court, Piel me donne les pièces qui font exister le manque, la solitude et le contact sur un plateau, parfois si vite que je me laisse aller à oublier les nuances qui vont de la distance zéro à l’éloignement total entre deux êtres.

Même rédacteur·ice :

Piel

Conçu par Maria Eugenia Lopez
Interprété par Maria Eugenia Lopez et Florence Augendre
Dramaturgie de Pascale Gigon
Lumières de Pier Gallen
Musique composée par Guillaume Le Boisselier
Mis en costumes par Isabelle Lhoas

Vu le 28 mars 2018 au Théâtre de la Vie .