critique &
création culturelle
Zouglou de Hippolyte Bohouo
L’enjaillement conscientisé

Le Théâtre 140 proposait à la presse le 31 mars 2020 la très audacieuse et très complexe pièce Zouglou de Hippolyte Bohouo. Exploration chorégraphique du Zouglou, genre musical originaire de Côte d’Ivoire, elle avait pourtant bien des tours dans son sac au point d’outrepasser largement les limites régionales de son sujet. Explications.

À la fin d’un article publié ici même sur Karoo , j’avais comparé la transmission de la violence à celle qui s’effectue entre des auto-tamponneuses qui se heurtent. Un véhicule transmet son énergie cinétique à un second, qui lui-même le transmet à un troisième, et ce sans fin. De façon semblable, la violence engendre la violence de façon chaotique tant et si bien que la raison peine à retrouver ses petits. Malheureusement, cette comparaison était tombée, de mon propre aveu, à plat. Le cadre dans lequel elle prenait place ne permettait pas de développer l’idée de façon la plus heureuse. Si la violence se transmet de cette façon, rendant chacun et chacune responsable à partir du moment où il ou elle prend place dans la chaîne de la causalité, il faut pourtant arriver à concevoir une manière de conjurer cette succession. Autrement, la violence deviendrait une fatalité dont l’énergie destructrice soit rongera son porteur ou sa porteuse, soit nuira à son entourage. J’avais alors conclu, de façon très insatisfaisante, que la voie la plus prometteuse serait de répondre aux chocs par l’inertie.

Origin story zouglou

Zouglou de Hippolyte Bohouo permet de répondre à ce défi d’une manière bien plus éclatante que par une passivité qui peut être interprétée comme une forme de désertion. Zouglou est un spectacle qui cherche à retransmettre l’esprit du genre musical éponyme. Ce dernier s’enracine dans l’histoire complexe de la Côte d’Ivoire. Après avoir connu une période faste au point d’être surnommée la « perle des lagunes », sa capitale Abidjan perd peu à peu de son éclat à la suite de nombreux troubles politiques et économiques.

Dans les dortoirs universitaires surpeuplés, la jeunesse ivoirienne souffre de conditions épouvantables. Elle pourrait répondre à cette forme de violence par une autre, mais, au contraire, elle puise dans sa révolte et son indignation un nouveau souffle créateur et contestataire. Dans les murs de la cité universitaire de Yopougon, le zouglou naît au début des années 1990 de la nécessité non pas de se consumer dans la souffrance, ni dans une déflagration de violences, ni même de se retirer dans un fatalisme dévastateur à moyen-terme, mais d’assumer corps et âme ce ressenti afin d’en faire une force. Le zouglou paraît comme un processus alchimique qui transmute ressentiment et colère en une expression artistique lumineuse où resplendit le désir de vivre pleinement. Il est ainsi possible de sortir de la chaîne de la violence par le chant, par la danse, par la musique.

La culture ne se caractérise pas comme une composante simplement décorative de la vie sociale, mais elle constitue au contraire un ciment qui permet d’éviter de se perdre en divisions et de constituer un monde commun . Avec le zouglou naît pour la première fois un genre musical qui n’est pas assigné à une ethnie, ni à une communauté particulière, mais un patrimoine proprement ivoirien . Quand il se propage dans les couches populaires, il devient le véhicule des luttes quotidiennes et des dénonciations au point d’être parfois inconfortable aux oreilles et aux yeux des dirigeants du pays. Quand il est plus profitable de diviser pour régner, le zouglou fait converger les voix par le biais de ses groupes-phares. Qu’ils s’appellent Les Salopards, Les Garagistes, les Marabouts, Espoir 2000, Molière et bien d’autres, jusqu’au bien connu phénomène Magic System.

Zouglou , disciple de Mani

Si Hyppolite Bohouo parvient parfaitement à en transmettre l’esprit, il n’a pas servi le zouglou comme un poulet kédjénou au premier restaurant du coin. Bien plus ambitieux, il revisite le zouglou comme un restaurateur étoilé le ferait d’un plat populaire pour l’adapter aux papilles raffinées de classes sociales supérieures. On y retrouve la saveur initiale, l’extraversion, son éclat solaire, son accessibilité, mais ressaisis à l’aune des tendances actuelles de la danse contemporaine.

© Nicolas Janssens

Zouglou est une pièce profondément ambivalente où les contraires s’entrelacent sans jamais véritablement s’opposer. Ils se déversent l’un en l’autre tels des vases communicants. Habitée par des jeux d’énergie très contrastés, elle oscille aisément entre introversion et extraversion, contrôle et déchainement, implosivité et impulsivité. Ces dimensions sont incarnées par les deux personnes sur scène sans toutefois les cloisonner hermétiquement dans des rôles prédéfinis.

Hyppolite Bohouo, riche d’un bagage qui comprend une assimilation des codes régissant la danse contemporaine , lorgne largement vers le retrait, la désarticulation, la déstructuration, voire la désincarnation du mouvement . Lorsqu’il apparaît enfin sur scène après un prélude dont on parlera juste après, il opère un lent glissement transversal face à un alignement de tubes subtilement éclairés de sorte à esquisser des motifs lumineux abstraits. Ses gestes sont distinctement découpés au point de se détacher le long des lignes de séparation. Le chorégraphe et danseur semble jeter ses mouvements comme pour s’assurer de l’existence du prochain. La torsion de son bras lui paraît comme un curieux animal dont les traits étonnent et nécessitent d’évoluer prudemment afin de ne pas la voir se volatiliser. Il n’est pas son corps, non, car le rugissement sourd qui emplit la salle ne le permet pas. Il est ici l’étranger qui navigue parmi les ombres en quête d’une silhouette qu’il pourrait endosser pour espérer un peu d’épaisseur. Mais, Hippolyte Bohouo, d’origine ivoirienne, est également familier du zouglou qui exprime bien différemment l’inhumanité. Solaire, ouverte au monde, la danse du zouglou redouble d’énergie comme si même l’éclat du jour n’était pas suffisant pour exprimer la soif d’exister. L’aliénation se manifeste par un « n’importe quoi, n’importe comment » extatique plutôt que par une danse intériorisée et calculée au moindre geste. Toutefois, Bohouo, enlisé dans sa danse spectrale qui par certains aspects pourrait rappeler l’esprit animant le Butô japonais, ne sort pas de lui-même ni d’un claquement de doigt de sa léthargie. Pour transmuter le plomb en or, il faut compter sur l’intervention d’un alchimiste .

Il est ici incarné par Matrix Ebonga , chanteur à la présence si flamboyante qu’elle éclipse aisément celle plus ténue de celui qui est pourtant la tête pensante de la pièce. À nouveau, il ne s’agit cependant pas d’une opposition strictement binaire entre deux contraires. Ebonga est un catalyseur qui prend soin de ne pas tout dissoudre afin de laisser un dépôt résiduel au fond de ce magma énergétique. Après que Bohouo, entraîné par Ebonga, se soit déchaîné dans une danse enfiévrée, il arrive encore que l’atmosphère se condense et que les émotions se recroquevillent dans les vides de la conscience. La danse hoquète dans de derniers spasmes avant de s’éteindre et le corps retombe écrasé par la pesanteur. L’alchimie par laquelle la violence est conjurée suit plusieurs voies sans en privilégier. Du plomb ne naît pas simplement de l’or, mais il est aussi vivifié par le miracle de la danse. Il est ainsi possible non seulement de transcender l’oppression en prenant le pas sur lui à travers une affirmation sans concession du désir de vivre, mais aussi en assumant  les linéaments de son expressivité.

© Nicolas Janssens

Quand Hyppolite Bohouo effectue ces choix esthétiques, il ne donne pas l’impression de vouloir mettre dos à dos le paysage de la danse contemporaine et la danse zouglou. Le premier par sa gravité permet d’accentuer certaines subtilités du second qui pourraient être occultées. Le zouglou trouve sa lumière depuis sa soif d’une société plus juste, née des nombreux travers du système politique ivoirien. Cette soif n’a pas les papilles trop délicates pour se détourner des eaux croupies. Zouglou signifie littéralement « déchets », « crasse », « tas d’ordure ». Il apparaît comparable aux arts urbains qui pullulent dans de nombreux pays africains et qui consistent à récupérer les déchets pour en faire des œuvres qui réjouissent les rétines. Dans le cas du zouglou, ce qui est glané, ce sont les derniers scandales, les derniers détails peu reluisants de la vie publique et politique afin de les exposer au grand jour. Ils sont alors assemblés, remixés, accompagnés de rythmes entraînant pour à la fois secouer les esprits et enjailler les corps. À la fois or et plomb vivifié, le zouglou irradie autant qu’il ne perd pas de vue les tares incrustées au fondement de la société.

Le zouglou de Bruxelles

Cependant, zouglou ne serait pas zouglou si la pièce ne cherchait pas à éveiller son public belge aux défis de son propre présent. Le zouglou prend tout son sens par la conscientisation de la nécessité d’une lutte collective. Autrement, il serait une sorte de pièce de musée emballée sous vide, une de plus parmi celles qui fleurissent entre les murs de nombreuses expositions d’arts africains. Tel quel, le zouglou peut aisément paraître au public occidental comme un genre musical exotique à cause de la frontière linguistique et des traditions musicales étrangères qui l’irriguent. Le risque est par conséquent très grand de trahir son intérêt premier en livrant un spectacle qui divertit mais n’essaime rien dans les cœurs des spectateurs et spectatrices. Or, l’intérêt de la pièce est aussi pratique. Il ne s’agit pas d’exposer le zouglou, mais de le faire vivre, afin d’en faire percevoir l’esprit par-delà les continents. Ce qui fait tout le sel du zouglou n’est pas moins pertinent à Abidjan qu’à Bruxelles, comme cette dernière région traîne ses nombreuses casseroles sociétales contre lesquelles il est nécessaire de s’opposer. Bruxelles aussi a besoin de son zouglou pour secouer sa population et remettre en cause un statu quo trop bien établi sur de nombreux points. Je ne ferai d’ailleurs pas l’affront de les citer, comme les actualités récentes les plus discutées sur les mesures gouvernementales suffisent amplement pour nourrir de très vifs débats.

Quoi qu’il en soit, Hyppolite Bohouo parvient de façon très intelligente à intégrer cette dimension dans sa pièce. Pour ce faire , il puise dans certains traits caractéristiques des théâtres africains d’Afrique de l’Oues t (et certainement dans d’autres régions du continent). Ils sont connus pour briser le quatrième mur en impliquant le public par des stratégies diversifiées. Parmi les pièces qui ont fait le voyage jusqu’en Belgique, on peut par exemple parler de Les Sans… , au cours de laquelle était distribuée de façon piégeuse de la bière au premier rang (la pièce se déroulait dans un maquis, nom local pour un débit de boissons) et prenait à de nombreuses reprises le public à parti, ou de We call it love , qui disposait les sièges de façon à confronter le public dans un face à face avec lui-même tout en l’intégrant dans le dispositif scénique.

De la même façon, Zouglou s’ingénie à intégrer son public dans l’univers musical qu’il dépeint. Dès le départ, les frontières entre la pièce et le monde quotidien sont remises en question par la distribution de post-its à l’entrée. En maître de cérémonie exubérant, Matrix Ebonga exhorte chacun et chacune à y inscrire les luttes qu’il ou elle estime important de défendre. Elles seront en fin de spectacle collées sur scène afin de composer une mosaïque avec les convictions du public. Par cette inclusion, le cœur du zouglou se met à battre au rythme des luttes quotidiennes belges . Ce genre musical dépasse largement les frontières de la Côte d’Ivoire et démontre, grâce aux artifices théâtraux, la pertinence de son message dans le monde occidental contemporain. Le regret pourra être émis que le cadre théâtral bruxellois ne soit pas idéal pour que ce bourgeon fleurisse immédiatement en des discussions entre parfaits étrangers. C’est un lieu où les personnes se croisent mais se rencontrent rarement. Plus encore, les règles de distanciation sociale compliquent les efforts de mobilisation. Ni le koutoukou servi pour réchauffer les gosiers ni l’énergie déployée n’y changeront quoi que ce soit.

© Nicolas Janssens

Toutefois, la portée du geste n’a pas à être relativisée pour autant. Hyppolite Bohouo propose des pistes très pertinentes pour créer de nouveaux espaces d’échanges interculturels qui n’aillent plus dans le sens du bien connu « je t’aime moi non plus » mais dans celui d’une relation symbiotique qui conduit à une reconnaissance souvent négligée des cultures africaines et une réélaboration des présupposés occidentaux.

Zouglou et Kandinsky

Œuvre tout bonnement baroque, Zouglou est en conclusion une création irrégulière qui trempe son pinceau dans une myriade impressionnante de couleurs. Parfois, il se dépose sur la toile pour y tracer des formes régulières et subtilement rythmées. Parfois, il est remplacé par des brosses plus larges qui viennent aussitôt y glisser des irrégularités et la vitalité désordonnée que la précédente géométrie refusait. À ce point-ci du déroulement, Zouglou a des airs de Kandinsky , des tableaux aux couleurs vives et formes régulières dispersées dans l’espace de façon à composer avec les énergies vives et les velléités géométriques. Il en ressort une extraordinaire vivacité. Elles tiennent leur expressivité de sa recherche visant à tenir en même temps les deux extrêmes du communicable, l’émotion brute et la rationalité poussée à son plus haut degré d’abstraction. Le monde entre les deux l’intéresse vaguement, comme si le quotidien y devenait l’accessoire. Cependant, dans Zouglou, au contraire, cet accessoire devient rapidement le cœur du propos et le discours politique incontournable. Hyppolite Bohouo incorpore ces couleurs et ces formes dans les corps, sur scène, jusqu’à les propager à travers le public. Sur scène, elles sont transmises par ce mélange habile entre danse contemporaine et danse zouglou. Dans les rangs des spectateurs et spectatrices, elles le sont au fil de la transmission des post-its, petits carrés découpés qui bientôt grandiront en un chaos sur scène. Dans les deux cas, le verbe, la parole soutiennent la démarche artistique. C’est par la parole et le chant que la pesanteur et l’agitation débridée entremêlés deviennent l’incarnation des luttes ivoiriennes (et au-delà). C’est par la parole écrite que le rassemblement des petits feuillets devient l’embryon de luttes pour plus de démocratie, plus d’équité, etc.

© Kandinsky, Carrés et cercles concentriques, 1913

Pour autant, ces mots ne tiennent pas debout eux-mêmes, mais nécessitent justement le support artistique pour obtenir la portée souhaitée. Zouglou a une allure parfois brinquebalante, mais son pas cahotant marqué par son ivresse ne pourrait s’accomplir sans le balancement du corps duquel il dépend, sans la tête qui lui offre une direction. Conjurer la violence par la création artistique ne consiste pas ici à s’affermir en une posture où se contiennent colères, tristesses et ressentiments. Il ne s’agit pas non plus de  s’emporter dans une tornade sans queue ni tête ni même œil ouvert sur le monde extérieur. Le but est de converger le meilleur des deux pour que ni les comportements crapoteux ni l’énergie nécessaire pour en sortir ne se dissipent ni ne corrompent leurs porteurs. Conjurer la violence par la création artistique, c’est ainsi donner chair à la parole et en même temps libérer la chair des meurtrissures subies au quotidien. L’alchimie ici à l’œuvre crée en quelque sorte une nouvelle chair, à jamais nouvelle et à jamais à renouveler, comme les défis à relever ne cesseront certainement pas de se présenter sous de nouveaux visages. Zouglou , c’est la perpétuation de la lutte devant de sempiternelles injustices, sans jamais renoncer à la paix et sans jamais renoncer à la combativité.

Même rédacteur·ice :

Zouglou

Interprétation, conception et chorégraphie : Hippolyte Bohouo
Chant : Matrix Ebonga
Assistante à la mise en scène : Alessia Wyss
Collaboration à la dramaturgie : Fanny Brouyaux
Création lumière : Damien Tinck & Jody de Neef
Régie lumière : Damien Tinck
Coproduction : Charelroi Danse et le 140

Vu au 140 le 31 mars 2021