critique &
création culturelle
Entretien avec Yana
visite de son cabinet de curiosités

Yana, mise à l’honneur dans la galerie KAROO , voue une passion pour le monde naturel : insectes, bactéries et plantes sont des sources infinies d’inspiration. Elle glane, chine et provoque la chance pour trouver des objets qui suscitent de nouvelles idées. Avec ce qu’elle trouve, elle compose et juxtapose pour créer des œuvres hybrides. Elle aime répéter que tout est lié.

Peux-tu te présenter ? Quel est ton parcours, quels sont tes objectifs dans ton travail?

J’ai toujours dessiné, depuis que je suis petite je fais des gribouillis. Ma mère avait mille dessins chez elle, mon grand-père aussi, tout le monde avait des dessins de moi. C’est aussi ce qui m’a permis de déterminer que j’avais envie de faire une école d’art. J’ai donc fait mes secondaires à Saint-Luc. En cinquième, j’ai choisi l’option infographie, qui a débouché sur un petit diplôme. Puis je me suis dit que je voulais continuer là-dedans, je me suis renseignée sur les écoles d’arts, et j’ai trouvé le 75, à Woluwe-Saint-Lambert. Ce qui m’a plu c’est le côté familial de l’école. Il y a quatre options : photo, peinture, graphisme et images imprimées. Images imprimées reprend la gravure et la sérigraphie, tout ce qui est livre d’artiste, façonner des livres, la reliure, etc. J’ai choisi cette option-là parce que c’est une option où l’on peut toucher à tout. Je trouvais ça beaucoup plus riche. Donc j’ai fait ça pendant quatre ans et là je viens de finir, je suis diplômée.

Pour le moment, je continue à dessiner chez moi, mais je n’ai plus de presse,contrairement à l’école qui avait tout le matériel pour sérigraphier. Mais il y a toujours moyen de se débrouiller, et certains de mes travaux sont fait sans nécessairement utiliser une presse.

Quelles sont tes inspirations?

J’en ai plusieurs, dont Katie Scott (voir plus bas) . Et puis Ernst Haekel : c’est un biologiste, philosophe, libre penseur, médecin. Il a fait des lithographies illustratives de science, pleine de détails incroyables : c’est super réaliste. Maria Bonomi aussi, c’est une brésilienne. Elle fait de la sculpture, de la peinture, de la gravure, de la scénographie. Son travail est très organique ; elle touche à plein de médiums, c’est souvent très abstrait, parfois avec des formes géométriques, mais après elle joue avec les formes, les couleurs et les matières sur de grands formats.

À part ça, mes inspirations comprennent beaucoup de photos scientifiques, des photos de microscope. J’ai trouvé chez Pêle-Mêle un livre de botanique, où tout est expliqué en détail, comme comment couper une plante pour la mettre dans un microscope. Il y a des schémas scientifiques avec des petits numéros… et le papier est usé… j’adore. Donc j’essaie d’aller chiner dans des endroits comme ça des livres un peu anciens, dont tout le monde se fout, mais que moi je trouve superbe car ils ont un vécu et un côté authentique. Même les livres pour les enfants : l’autre jour j’en ai trouvé un dans la rue, c’est un livre de sciences, et il y a plein de petits schémas, de petites notes et de descriptions qui m’inspirent dans mon travail. Je peux les reprendre, les scanner, couper une partie et inventer une forme. Pour moi, tout est lié, tout est bon à prendre. J’ai aussi une forte attirance pour les mondes cachés, le monde des abysses par exemple, tout ce qui est un peu sombre, avec des éléments transparents, phosphorescent, fluorescent…je trouve ça surréaliste et tellement magique. Les mondes cachés, comme avec les microscopes. Je pense qu’il faut prendre le temps de regarder les choses ; on est entourés de choses magnifiques, mais on ne s’arrête pas car parfois elles sont infiniment petites… Mais bel et bien réelles.

J’ai aussi une passion pour les cabinets de curiosités, parce que ça rassemble tout ce que j’aime, le côté scientifique, le côté botanique, tout ce qui est plus végétal et minéral, et ce côté aussi hybride. Des éléments cassés, recollés avec d’autres choses…qui peuvent faire naitre des objets uniques, précieux et intrigants. J’aime me nourrir de tout ce qui m’entoure, mais aussi aller provoquer la chance. Je construis justement un petit cabinet de curiosités chez moi en ce moment. Pour chiner je vais Place du jeu de balle évidemment, et tout près il y a aussi l’Ornithorynque, un cabinet de curiosités, avec beaucoup de brol dedans. Sinon, c’est aussi ce que je trouve dans la rue, même un petit bout de plastique, qui après va peut-être me servir. Au lieu de jeter, je vais le garder pour en faire quelque chose, car le plus insignifiant peut devenir très intéressant. C’est encore cette idée de petite chose que j’ai trouvée, dont tout le monde se fout. Il y aussi cette idée d’accumulation et de multiple, multiple qui se retrouve aussi dans le processus de la sérigraphie, de la gravure et de l’édition. Tout est lié.

Tes dessins sont souvent inspirés par la nature, jusqu’à parfois intégrer la plante dans le papier même ; tu as fait des feuilles de papier à base d’ortie et de prêle. Est-ce que tu as toujours été inspirée par la nature, qu’est-ce qui t’inspire là-dedans ?

Oui tout à fait, toute petite j’observais les fourmis pendant des heures. J’ai toujours été attirée par la nature en général et par tout ce qui est si petit, qu’on ne remarque pas forcément dans son quotidien, parce qu’on court dans tous les sens. Je trouve ça hyper intéressant et parfois méditatif. Bêtement, s’arrêter et observer des troncs d’arbres, qui, regardés de près, contiennent plein de détails et de vie sur l’écorce, des couleurs différentes et des caractéristiques propres à chacuns. Il y a un super livre de Cédric Pollet là-dessus : Écorces – Voyage dans l’intimité des arbres du monde .

Je m’inspire aussi beaucoup des photos de microscope, que ce soit de bactéries ou d’autres choses. Et ce qui est inspirant ce sont les formes, le fait de zoomer aussi et de comprendre comment est l’insecte vu de près. J’adore la nature, c’est tellement inspirant, il y a tellement de diversité, tellement de formes, de couleurs, de matières, de grandeurs différentes. Je trouve ça hyper enrichissant, et en même temps fragile. C’est fascinant, la beauté de la nature est infinie.

Quant au papier végétal, je l’ai réalisé avec mon amie : Zélie Boubou dont j’aime beaucoup le travail ! Allez jeter un œil !

Tu as reçu le prix « graphisme » du magazine Visionnaires . Le thème était « Bruxelles 2050 ». Là, c’était une nature hybride que tu as voulu représenter.

Pour être tout à fait sincère, j’avais déjà réalisé des planches au préalable : je devais bosser pour mon jury de fin d’année pour l’école, et je devais trouver un sujet. Je ne savais pas trop quoi faire, j’étais un peu perdue ; je recommençais mon année en fait. Donc j’ai commencé à dessiner des plantes, je voulais rester dans ce qui me plaît. J’avais quand même envie qu’il y ait un message politique derrière. Donc j’ai commencé à dessiner une plante, un bourgeon avec un lézard. Et puis ensuite je me suis dit que je pourrais faire des planches botaniques, pour que ce soit plus réel et qu’il y ait plus un aspect scientifique pour interpeller les gens. Les planches botaniques c’est en plus très à la mode ; les gens les ont en tête, ils ont un point de comparaison. Je me suis dit que j’allais inventer des espèces hybrides, mais ce que je trouvais intéressant aussi était de mettre des matières plastiques. Des pailles, des déchets qui se retrouvent dans l’environnement. J’avais aussi un collectif qui s’appelait Les Germineuses , qui était porté sur le zéro déchet, qui promouvait les initiatives belges sur ce thème. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose avec ça, donc j’ai commencé à faire des plantes avec des pailles en plastiques qui fleurissent. La nature s’adapte toujours à l’environnement, quoiqu’il arrive, aux changements de climat par exemple. L’espèce va évoluer d’une façon qui va s’adapter. Donc je me suis dit que, peut-être, plus tard, les espèces seront comme ça, fusionnées avec des déchets. Et du coup, après, j’ai vu l’appel à projets pour Visionnaires , et en voyant le thème « Bruxelles 2050 », je me suis dit que c’était tout à fait dans le thème et j’ai foncé.

À côté du projet de plantes hybrides, j’ai aussi fait un projet de  gravure sur gomme. Je prends des tampons encreurs, et je compose et crée des plantes. Ça me permet de ne pas dépendre d’une presse, je peux faire ça dans la nature, je me mets quelque part, un endroit qui m’inspire, je le fais, et je suis totalement libre. Et on retrouve là encore l’idée de multiple : j’ai une gomme mais je multiplie les formes gravées en tamponnant. Ce sont des plantes inventées. Je ne me pose pas trop de questions, je dessine comme ça, j’obtiens une forme, et ensuite j’en fais plein, je me laisse aller. Je me retrouve avec des feuilles remplies, comme si j’avais plein de flashs tattoos , des petits dessins en noir et blanc. Puis je les scanne, et sur le PC je remarque que certains éléments mis ensemble des éléments intéressant, puis je les redessine et j’accumule ainsi une bibliothèque de formes et de dessins qui me serviront toujours. C’est un procédé infini. Et puis avec les gommes il y a souvent des accidents, en fonction de  si j’encre assez ou pas, il y a un côté expérimental.

Pour finir, j’ai encore un autre travail que j’avais fait pour mon jury, plus informatique cette fois, à partir de L-System. C’est système de réécriture inventé par un biologiste hongrois qui s’appelle Aristid Lindenmayer. L-System modélise le processus de développement et de la prolifération de plantes et de bactéries. A partir de ça, j’ai créé des formes avec des codes, j’en ai accumulé énormément et puis je les ai mises en page, à la façon des planches botaniques du futur.

Tu avais fait une autre sérigraphie avec le slogan « More Love ». Est-ce qu’il y aussi un côté politique dans cette partie de ton travail ?

Oui, c’était en 2016. C’était un moment où je me cherchais un peu. Quand je suis arrivée au 75, la première année, on découvre un peu les techniques, on te donne beaucoup de consignes, d’exercices à faire. Au fur et à mesure, j’ai commencé à trouver mon style. Là je ne savais pas trop, j’avais envie de qu’il y ait un message politique fort. J’avais collé des stickers dans la rue, avec juste « More Love » dessus. Je voulais plus un truc clair, un sticker, sans trop de chichis, quelque chose de simple, percutant. J’ai récupéré des stickers du temps où je travaillais en commission européenne en cuisine, des badges en papier qui collaient et qu’on recevait à l’entrée. Je ne voulais pas les jeter, alors je me suis dit que j’allais les peindre, écrire « More Love » dessus et les mettre dans la rue. Donc je recycle le truc et en même temps je transmets un message positif. J’en ai collé quelques uns, mais bon, ça ne tenait pas. Le côté éphémère était intéressant. Quand tu fais de l’art, je trouve ça important qu’il y ait quelque chose derrière, je trouve ça cool que les gens s’arrêtent deux minutes, et qu’ils se posent des questions, ou bien qu’ils décollent le sticker pour se l’approprier.

Pour le festival Résonance (première édition), j’avais sérigraphié un flingue avec “More Love” dedans. Résonance est un festival qui porte sur l’actualité, et c’était au moment  des attentats. Et la phrase que j’avais écrite à côté des flingues ( Je sors mon gun of love pour tous les innocents qui sont partis à cause d’un système capitaliste. Qui finance les armes et crée les guerres. Faisant ainsi naître la vengeance. La haine et la folie. ) disait qu’au fond, c’était le capitalisme le vrai terrorisme.

Papier Machine, du jury pour le prix Visionnaire, avait justifié son choix en ta faveur de cette manière : « Diana, sans hésiter, car ses planches botaniques jouent le jeu du futur, avec des bonnes trouvailles et surtout une maîtrise du camouflage et du mensonge nécessaire pour une archéologie du futur ». Bien dit, n’est-ce pas ?

Oui, tout à fait! Quand j’ai vu ça j’ai pensé à l’année passée quand j’ai raté mon jury artistique et dont le thème était justement le camouflage [rires] . J’ai trouvé ça intéressant de lire ça, ils ont bien compris ce que je voulais transmettre, et ça fait plaisir évidemment. Merci à eux.

Tout autre chose

Ta chanson préférée en 2019 ? J’écoute un peu de tout, pour moi, dès que ma tête bouge c’est que c’est bon [rires]. J’ai une préférence pour le dancehall et le hip-hop, mais j’aime vraiment de tout. En ce moment, j’ai accroché à mort avec une chanson, « Energy (Stay Far Away) » de Skepta & WizKid. La mélodie est cool, c’est vraiment l’été.

Un livre à conseiller ? Un livre d’illustration. « Botanicum » de Katie Scott. C’est un recueil de plantes, c’est accessible à tous. Avec de super belles images, des couleurs dans tous les sens, et c’est assez réaliste. Elle a fait une version sur les animaux, « Animalium ». C’est magnifique.

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