L’Ornithorynque – Socrate, te voilà enfin ! Je reviens de la maison d’Hipparque. Je me trouvais en compagnie de Giordano, d’Emmanuel et de Kitaro, à profiter d’un somptueux banquet. Hipparque partageait avec nous de magnifiques discours sur les bienfaits d’une maisonnée bien tenue.

Socrate – Cela ne m’étonne absolument pas de lui ! Il a toujours la parole subtile et les arguments convaincants au point de captiver le plus fruste des animaux. Je suppose que tu l’as harcelé comme à ton habitude de questions jusqu’à ce que rien ne t’échappe. Une fois tout maîtrisé sur le bout des doigts, tu as annoté soigneusement chacune de ses interventions… N’est-ce d’ailleurs pas ce que contiennent les parchemins que tu tiens dans ta main droite ?

L’Ornithorynque – Tu ne me connais pas si bien que tu ne le penses, Socrate. Tout du long, je n’ai eu de cesse de chercher à comprendre les subtilités de sa pensée. Mais une perplexité m’a freiné dans mon élan. Maintenant, il me tarde de te la partager. Tu auras certainement beaucoup à dire là-dessus.

Socrate – Tu m’alourdis de bien des qualités que je peux à peine soutenir, Orni. Je suis à la disposition de quiconque, non pas dans le but de déverser en son âme mes enseignements comme dans une amphore vide. Je suis plutôt celui qui ouvre l’amphore et en hume le parfum afin de partager mes impressions olfactives avec son propriétaire. Je délivre le goût plutôt que je ne le donne. Cependant, mes paroles te rendent impatient plutôt qu’elles ne t’apportent quiétude. Si tu le souhaites, accompagne-moi jusqu’à Argos. Je dois y rencontrer un vieil ami. Tu me diras tout sur la route.

L’Ornithorynque – C’est sur mon chemin. Je dois m’arrêter à Mycènes avant de repartir pour Athènes. Mon voyage parmi les plus grands érudits doit malheureusement toucher à sa fin.

Socrate – Si telle est ta décision, je t’écoute.

L’Ornithorynque – Hipparque était de si bonne humeur qu’il nous a fait parcourir son domaine. Nous avons pu ainsi découvrir l’étendue de son vignoble, humer le parfum de ses abricotiers, découvrir avec joie les nouvelles portées de ses brebis gambader dans les plaines près de la rivière. Tout était si bien ordonné, tout était si impeccablement entretenu, que l’on se serait cru dans un paradis.

Socrate – J’imagine que la réalité était tout autre.

L’Ornithorynque – Tu le soulignes bien. Il s’est arrêté dans un espace découpé en quadrilatère. Il avait disposé en son centre quatorze sièges, le nombre exact de son audience, de façon à former un losange en harmonie avec le rectangle dans lequel il s’insérait. Il n’y avait pas de hasard. Il y avait uniquement une lourde prédestination. Nous-mêmes semblions être prédestinés à boire ses paroles jusqu’à la dernière goutte pour devenir exactement ce qu’il avait en tête. Nul doute que j’étais mal à l’aise ! D’ailleurs, c’est la première et seule fois où j’ai failli à ma tâche de penseur. Ses paroles percutaient autant mes tympans qu’un courant d’air au fond d’un puits. Il évoquait les bienfaits de la symétrie : « La symétrie est la marque de l’ordonnancement divin, seule la déficience perceptive de l’être humain ne peut pas en rendre compte dans l’ensemble de la nature », clamait-il victorieux alors même qu’il n’en était qu’au préambule. Alors j’ai relâché mon regard qui s’est mis à voleter d’un endroit à l’autre. Je me suis souvenu des théâtres d’ombres dans lesquels nous mirions des œuvres étranges à l’abri des soubresauts du monde. Je me suis rappelé avoir assisté à une projection , Crépuscule à Tokyo , d’un réalisateur lointain, Yasujiro Ozu. Ce souvenir me libéra un moment de l’étreinte de ces idées trop étroites pour mes propres attentes.

Socrate – Je m’en rappelle aussi. J’étais même avec toi ce jour-là.

L’Ornithorynque – Cette œuvre, subrepticement, affirmait la vertu de la liberté en fracturant l’espace-temps. Elle montrait l’impossibilité de voir elle-même en partant d’un personnage à la dérive capable de transgresser les limites.

Socrate – Akiko.

L’Ornithorynque – Oui, elle-même. L’histoire d’Akiko est intimement liée à celle de la mise en scène d’un seuil. Akiko est sans cesse tiraillée par son appartenance ou non à sa propre famille, à la fois un pas dedans et un pas dehors. Si le rejet violent de son père est un indicateur de ce flottement, c’est plutôt la mère qui en est la source. L’absence de sa mère aurait occasionné une blessure remettant en cause la raison d’exister d’Akiko. Comme un trou béant, l’absence outrepasse les limites et ouvre sur une extériorité d’où tout peut faire irruption. Il n’y a pas pour elle la maison en cocon protecteur, mais surtout l’infini, vaste, dans lequel elle se perd jusqu’à être assimilée aux « traînées » qui circulent dans les bars. En effet, ce que place Ozu par-delà le seuil, ce n’est pas un infini de possibilités rassurantes, mais le règne de l’impur, du jeu, des bars mal fréquentés, des endroits douteux, loin de la pureté du destin auquel sa maison la destinait. Au-delà du seuil, il y a ce qu’elle n’est pas, ainsi que sa propre déchéance. Mais comme elle ne peut ni renoncer à sa famille, ni céder à sa perdition dans les bas-fonds de Tokyo, elle demeure comme un spectre, flottant d’endroit en endroit, sans lieu où atteindre la quiétude.

Socrate – Et c’est là, alors qu’elle s’égare de loin en loin jusqu’à ne plus apercevoir le moindre espoir de clairière, qu’apparaît l’Image.

L’Ornithorynque – Oui, le panneau qui mire depuis l’autre rive et dont la présence marque un retournement radical.

Socrate – Le panneau aux deux yeux qui brillent dans l’obscurité.

L’Ornithorynque – Tout à fait. Mais, derrière la tragédie de cette présence, il y a aussi un souffle sans commune mesure de liberté. Le regard du spectateur des ombres perd pied et il se laisse happer par quelque chose dont il n’a pas conscience et dont il ne pourra jamais avoir pleinement conscience. Il est vu, plus qu’il ne voit. Quelque chose d’autre, d’insaisissable, se met à hanter son esprit.

Socrate – Et n’est-ce pas ce qui te passionne en premier lieu ?

L’Ornithorynque – Cela l’a toujours été. C’est bien pour cette raison, penses-tu, que les discours d’Hipparque me sont difficiles. Ils ne permettent pas de voltiger, ni de se laisser griser par ce fol retournement du regard. Ils ne permettent pas non plus de se laisser happer par les humanités des quatre directions. Alors que ma seule volonté est de clamer haut ma volonté d’être ce que je ne suis pas et de ne pas être ce que je suis. Poreux, ouvert aux quatre vents.

Socrate – Ainsi tu souhaites être ce panneau à ton tour. Deux yeux perdus dans l’obscurité qui les nimbe. Présents pour dérouter quiconque les croise et les mettre face au grand dehors, aux interrogations, aux doutes. Afin de retourner le pouvoir en impuissance et faire croître les horizons.

L’Ornithorynque – Tu m’as bien compris.

Socrate –  J'ai dans ce cas quelque chose pour toi, que Thésée m’a remis en personne alors que mes méditations me conduisaient à longer les berges du Styx. Je n’en ai jamais trouvé l’usage, mais peut-être qu’elle te sera d’une quelconque utilité.

L’Ornithorynque – Une boussole ?

Socrate – Exactement, celle de la Gorgone. Elle perd à chaque fois le nord et ne donne jamais deux fois la même direction.