critique &
création culturelle
La folie des mélomanes malodorants

L’été s’achève et, avec lui, la période la plus intéressante de l’année pour l’amateur de musique. Plus d’été, plus de festivals. Attendre la saison suivante relève de la torture pour certains d’entre nous. C’est pourquoi on vous propose une solution géniale afin de ne jamais vraiment quitter les plaines remplies de mélomanes malodorants.

On est là, devant son écran, il est minuit cinquante huit. L’index tapote à intervalle régulier (soit environ toutes les cinq secondes) sur la touche f5 du clavier afin d’actualiser la page Facebook du Download Festival qui se déroule en Angleterre. Car oui, à minuit, heure anglaise, donc à une heure chez nous, le festival britannique ajoutera de nouveaux noms à son affiche. Les profanes ne comprendront pas le sens de cet événement, c’est normal après tout, ce sont des profanes. Mais l’initié aura vite fait le lien. Avoir une annonce du Download, c’est avoir des nouveaux noms pour tout le circuit festivalier européen et donc des groupes qui pourraient potentiellement venir poser leurs valises au Graspop . Et voila, rien que pour ça, ça vaut la peine d’être fatigué le lendemain. Parce qu’on veut être le premier à voir les noms , le premier à les poster sur le forum où l’on pourra ensuite réagir avec nos potes cybernétiques.

Parce que oui, évidemment qu’il y a un forum . Rien de tel que ce genre d’inventions géniales pour débattre en toute tranquillité d’informations particulièrement inutiles pour le commun des mortels. Alors on est tous là, comme des acharnés, à pondre des pavés de texte indigestes et des théories plus farfelues les unes que les autres sur la politique de tel ou tel festival, sur certaines actions de communication mises en place par les diverses organisations d’événements. Et les conversations s’enchaînent, sans structure précise du genre :

– Ouais Black Sabbath est confirmé au Hellfest, vous pensez qu’ils passeront par le GMM ?
– Non ils ne pourront pas, ils jouent déjà au Greenfield et au Nova Rock ce week-end là, c’est juste impossible.
– Et sinon, l’orga a posté une vidéo d’un groupe sur son mur, vous pensez qu’il sera là ?
– Je sais pas, faudra attendre l’annonce ? Vous pensez que c’est pour cette semaine ?
– Non je pense pas, l’orga ne communique jamais avant novembre. Puis bon, cette année ils ont intérêt à annoncer qu’ils vont faire une deuxième scène en plein air, parce que j’en ai marre de voir mes groupes sous tente.
– Ouais, de toute façon, le Graspop c’est vraiment nul, il n’y a pas assez d’extrême. Moi je vais au Wacken.

Et ainsi de suite. Parfois ça vole bien plus haut, et les débats sont constructifs, mais c’est seulement parfois. Il y a quand même des sujets récurrents et intéressants comme la politique de communication des festivals. Parce que oui, aujourd’hui il faut créer le buzz et la hype pour pouvoir sortir du lot. Donc les organisateurs inventent de nouveaux concepts, de nouvelles manières d’annoncer quelques groupes via des vidéos ou des jeux farfelus. On en est presque rendu au point où à peine l’édition annuelle achevée, les premiers groupes de l’année suivante sont déjà offerts au public. Ça c’est pour les festivals que l’on qualifiera de vifs . Il y a également les traine-la-patte qui se feront attendre, critiquer et qui pondront une affiche dans la moyenne tout en réalisant le même score d’affluence. Il y a donc matière à se poser quelques questions.

De toute façon, nous, forumeurs de l’extrême, on se fiche bien de tout ça. Un groupe serait annoncé en Ouzbékistan qu’on irait le crier haut et fort afin d’en déduire l’affiche d’un festival belge. Tant qu’on a du grain à moudre, on est content. Et c’est ça l’avantage avec ce genre d’événements récurrents, c’est qu’il y a et aura toujours du grain à moudre. On est toujours les premiers au courant de tout, on critique tout, on n’est jamais satisfait par les annonces et pourtant on achète notre billet comme tout le monde pour assister à un événement qu’on a passé notre temps à démonter via claviers interposés durant une année complète. Reste que l’on fait tout ça pour une chose, et quand ça arrive, c’est la fête pendant au moins quelques heures, et puis ça retombe (c’est ça aussi la magie d’internet). Notre but ultime est bien entendu de triompher de ce système de communication infernal. Comment ? En trouvant les noms avant qu’ils ne soient révélés bien sûr. Et c’est là que ça devient intéressant, car si on trouve suffisamment de noms ayant fuité, ça ennuie fortement l’organisation qui se sent obligée de balancer une annonce vite fait avant que la fuite ne se transforme en inondation. Comme le dit Bob Biebob , organisateur principal du Graspop : « Nous écumons quotidiennement les réseaux sociaux consacrés au Graspop et laissons traîner une oreille dans les différents forums. Nous écoutons ce que les fans ont à dire car c’est la seule façon de faire évoluer le festival »1 . Et il en aura fait souvent les frais le pauvre bougre.

Le gros problème, c’est que pour jouer à ce petit jeu-là, il faut des preuves ; car il est très facile de crier au loup dans ce genre de situation. Vient alors le moment le plus intéressant de toute carrière de forumeur fou : la course aux indices . Là, on ne reste plus les bras croisés en attendant que les nouveaux groupes tombent du ciel. Non, on devient enquêteur en herbe d’internet et on fouille les sites les plus obscurs à la recherche d’indices permettant de déduire la présence ou non d’une formation lors de ces trois jours de folie qui nous attendent en été. Donc on cherche. On cherche sur les webzines les plus moisis du net à la recherche d’une déclaration d’un membre d’un groupe sur sa potentielle participation à l’événement qui nous intéresse. On cherche sur tous les sites officiels des groupes au cas où qu’il y en ait un qui se soit auto-annoncé avant la publication officielle. On cherche partout. Souvent pour rien. Mais le plus drôle, c’est quand le groupe lui-même sabote complètement le plan de communication du festival. Par exemple, ce cher Ozzy Osbourne qui publie l’affiche finale du festival auquel il se rend alors que celui-ci n’a pas encore annoncé les deux tiers de sa programmation. C’est fun certes, mais on en a quand même voulu à Ozzy de casser tout notre jeu.

Arrive finalement le moment où tous les groupes ont été annoncés. Ça pourrait sembler triste dit comme ça, mais en fait pas du tout parce qu’il y a encore plein de choses à faire. Les plus fous d’entre-nous s’amuseront à faire des fausses affiches avec Photoshop pour bien montrer au reste de la communauté comment la programmation aurait pu être meilleure (faut-il préciser que ces gens-là étaient évidemment les premiers à acheter leurs billets ?). Ceux qui ont un peu moins de temps à perdre se contenteront d’essayer de deviner l’ordre de passage des groupes sur les différentes scènes. Exercice hautement intellectuel s’il en est car il faut bien connaître le niveau de popularité de chacun ainsi que les caprices des musiciens. Enfin, arrivera le moment sacré où l’on discutera trois semaines à l’avance de la météo et on l’on énumérera ce que chacun embarque dans son gros sac à dos. Bref, il est juste impossible de s’ennuyer avec des conversations aussi stimulantes. En fait, et c’en est désolant, les trois jours les moins intéressants de l’année, c’est ceux du festival en lui-même…

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