critique &
création culturelle
La Vie invisible d’Addie Larue de V.E. Schwab
Laisser sa marque dans un monde qui nous oublie

Fruit de dix années de travail, la Vie invisible d’Addie Larue détonne des autres romans de V.E. Schwab. L’auteure américaine, réputée pour sa plume sombre et ses sagas fantasy, revisite le célèbre mythe faustien en y apportant une vision plus moderne et optimiste.

29 juillet 1714. Adeline Larue, une française de 23 ans, est promise à un homme âgé qu’elle méprise. Il est rare que des jeunes filles de son âge soient encore célibataires, à cette époque. Mais Adeline est une fille rêveuse, curieuse, qui a envie de travailler, d’explorer le monde et non de se caser avec un homme qu’elle n’aime guère.  Elle sait qu’en l’épousant, elle devra dire adieu à sa famille, à ses rêves, à sa liberté et donc se conformer à ce que la société attend d’elle. Pourtant, elle n’a pas le choix. Ses parents ne sont pas assez riches pour se permettre de la garder et de continuer à l’élever. Dans un élan de désespoir, elle décide de s’enfuir le jour de son mariage. Mais elle sait qu’elle ne s’en tirera pas aussi facilement. Elle passe alors un pacte avec une entité sombre dans la forêt, lui demandant plus de temps. La divinité lui accorde en retour d’être totalement libre des hommes, des règles et du temps lui-même. Faute de ne pas avoir été assez claire dans sa demande, elle est condamnée à être oubliée par tous ceux qu’elle rencontre. Elle se retrouve sans aucun repère, dans l’impossibilité d’avoir un chez-soi, ou même de rester chez ses parents, ceux-ci faisant à présent partie de son passé.

Nous suivons Adeline, devenue Addie, dans ses aventures. Elle voyage à travers la France, l’Italie, rencontre de grands artistes, tente désespérément de créer des liens. Au fur et à mesure, un jeu se crée avec Luc, le démon qui l’a piégée. Celui-ci lui rend visite le 29 juillet, presque chaque année, pour célébrer l’anniversaire de sa renaissance, mais pas seulement. Il souhaite qu’Addie lui cède son âme et ainsi l’avoir pour toujours à ses côtés. Si la Française accepte, alors elle devra renoncer définitivement à la vie, c’est pourquoi elle décline à chaque fois sa demande, bien que lassée par la solitude.

En 2014, soit 300 ans après ce choix, Addie voit ses certitudes voler en éclats. Vivant à New York, elle se rend dans une librairie pour voler un nouveau livre et ainsi, trouver un moyen d’occuper ses journées. Pensant que Henry, l’employé, l’a déjà oubliée comme tous les autres, elle part sans payer. Sauf que… celui-ci lui court après, pour la sermonner d'avoir volé. Surprise, elle lui rend le livre, se disant qu’elle avait probablement mal calculé son coup. Le lendemain, elle y retourne pour retenter sa chance. Et là, l’impossible se produit : il se souvient d’elle.  Est-ce une coïncidence, une faille dans le pacte ou un stratagème de Luc pour qu’elle lui donne enfin son âme ?

Le style du roman est unique à V.E. Schwab. Le début est lent et les chapitres sont entrecoupés par des flashbacks. Addie ne rencontre pas Henry tout de suite : on a d’abord accès à une première partie de son errance à travers le monde, et à certaines de ses entrevues avec Luc. Il ne faut donc pas s’attendre à entrer tout de suite dans le vif du sujet. C’est pour cette raison que ce livre pourrait être comparé à une épopée. On découvre plusieurs aventures de la protagoniste, mais tout suit un rythme et, tout comme son personnage, l’auteure ne se précipite pas. Ce n’est pas déplaisant pour autant, car chaque chapitre contient des citations marquantes. Personnellement, je l’ai lu dans sa langue originale, donc en anglais. Mais pour avoir lu des extraits en français, je peux affirmer que la traduction contient cette même magie.

Ce livre m’a fait passer par une multitude d’émotions. En découvrant l’histoire d’Addie, j’ai d’abord ressenti beaucoup de tristesse. Je me mettais à sa place, forcée à mener une vie solitaire, sans aucune échappatoire. Devoir continuellement créer de nouvelles relations ‒ si l’on peut vraiment appeler cela des relations, vu qu’elle est la seule à entretenir le lien ‒, être destinée à éprouver des sentiments pour quelqu’un sans que ce ne soit jamais réciproque, ne pas disposer d’un domicile...

Être oublié, c'est un peu comme devenir fou, se dit-elle. On en vient à se demander ce qui est réel et si on est soi-même réel. Comment un objet pourrait-il exister si personne ne le garde en mémoire ? Si quelqu'un ne laisse aucune empreinte sur le monde, existe-t-il seulement ?

Une vie condamnée à l’oubli vaut-elle la peine d’être vécue ? Par moment, Addie se demande si elle a réellement fait le bon choix. Malgré ces quelques moments de doute, elle continue d’assumer ses actes jusqu’à la fin. Elle est certes déçue de constater comment son vœu s’est retourné contre elle, mais vivre autant d’années aux côtés d’artistes, en voyant les temps changer : cela la captive.

Ça lui a également permis de voir les choses d’un autre œil. Ne pouvant pas laisser de véritables marques sur le monde, elle se contente d’inspirer les artistes. De devenir leur muse et de les laisser s’adonner à leur passion. Même s’il s’agit ici d’une fiction, ses actions résonnent avec la réalité. L’Histoire a très souvent donné peu d’importance aux femmes dans l’art . Beaucoup se cachent derrière de grandes inventions, pourtant attribuées à des hommes. D’autres sont à l’origine d’idées. Tout comme Addie, avec l’art. Les deux sont indissociables. Et là où l’art est souvent perçu comme un loisir, V.E. Schwab insiste sur la nécessité de créer. Il s’agit peut-être de mon interprétation, mais en lisant ses mots, j’avais l’impression qu’elle nous poussait à faire de même. Addie Larue est ce personnage qui inspire, qui touche par sa curiosité et cette envie profonde de liberté.

Si les souvenirs sont figés, les pensées, elles, sont plus libres. Elles étendent leurs racines, se propagent et s'enchevêtrent pour finir par s'affranchir de leur source et mener leur vie propre. Elles sont malignes, entêtées et peut-être ‒ oui, peut-être ‒ accessibles.

Alors que tous les autres ont déjà bien avancé sur la route, vous en êtes encore à chercher votre chemin. L'ironie de la situation ne vous aura pas échappé : en voulant vivre, apprendre et vous trouver, vous vous êtes perdu.

Mais Addie n'est pas le seul personnage bien travaillé. Henry et Luc, ainsi que d’autres personnages secondaires, ont aussi droit à une part importante dans l'histoire. Lorsque l'auteure nous présente Henry, celui-ci prend automatiquement beaucoup de place dans le livre. Nous, lecteurs, apprenons à connaître son point de vue, ses pensées, dans des parties qui lui sont entièrement consacrées. Contrairement à Addie, qui est destinée à mener une longue vie, Henry est mortel. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir beaucoup de choses à dire. Henry n’a pas de grande particularité, si ce n’est d’être humain. Le besoin d’être aimé pour qui on est, la peur du temps qui passe, la dépression… toutes ces thématiques motivent les choix du personnage. Celles-ci sont universelles et il devient ainsi plus facile de se reconnaître en lui.

Les anciens dieux sont puissants, mais ils ne sont ni bienveillants ni indulgents. Ils sont capricieux, aussi instables que le reflet de la lune à la surface de l'eau ou les ombres au sol par temps d'orage. Si tu persistes à vouloir les invoquer, sois prudente : prends garde à ce que tu leur demandes et sois prête à en payer le prix. Et surtout, même si la situation est dramatique ou désespérée, ne prie jamais, au grand jamais, les Dieux qui répondent à la nuit tombée.

À l’opposé de Luc, qui est considéré comme le diable en personne, ou du moins comme une entité proche. Sa cruauté lui donne une image de divinité dénuée de sentiments. Mais plus les pages défilent, plus on découvre de nouvelles facettes de sa personne. Est-ce un simple manipulateur qui se nourrit du chaos ? Ou plutôt un être désespérément seul, qui cherche des compagnons, en cette longue existence ? Je pense sincèrement que V.E. Schwab pourrait créer une histoire entièrement dédiée à lui, car 600 pages ne suffisent pas pour décrire la complexité de ce personnage.

La dernière œuvre de V.E. Schwab surprend par sa réflexion philosophique et son personnage principal, qui nous apprend à découvrir le monde sous un autre angle. Nous la suivons dans son épopée parsemée d’amour, de remise en question, mais aussi à travers sa recherche de liberté, le tout dans une ambiance poétique. Plus qu’un coup de cœur, ce livre a été un véritable coup d’âme.

Même rédacteur·ice :

La Vie Invisible d’Addie Larue

Par V.E. Schwab

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sarah Dali

Lumen Éditions, 2021

696 pages