critique &
création culturelle
    Pour nos sœurs artistes

    On fait souvent référence à l'art et à culture comme outils de libération, moyens d'expression, de construction de soi, de connaissance du monde. Sauf que le milieu artistique et culturel conserve aujourd’hui un discours structurel sexiste qui empêche la libération, l’expression, et la visibilisation des femmes. Pour la survivance d’une culture humaniste égalitaire, nous plaidoyons en faveur d’une relecture féministe.

    L’année que nous laissons doucement écouler, dans le vif espoir d’un été régénérateur, a été le prétexte pour repenser à de nombreuses questions. Parmi celles-ci, on a constaté une adaptation toute particulière de l'accès et de la consommation d’objets culturels . Les changements liés à la création et de la réception d’objets nous permettent de nous focaliser sur une question tout aussi importante : qu’en est-il de la consommation d’objets culturels créés par des femmes 1 ? Et en contexte post-pandémique, en Belgique actuellement ? Une balance qui situe d’un côté la production, et de l’autre la consommation. En effet, être contraint.e.s en matière d'accès à la culture est un aspect qui résonne avec un idéal bien plus ancien : celui d’une production et réciproquement d’une réception culturelle partagée et équilibrée, par l’ensemble des acteurs qui en font partie et par le public récepteur. De fait, le miroir d’une utopie d'égalité sociale et politique.

    La puissance de l’objet en contexte

    Quand on y pense, l’objet, de son côté, agit comme un véritable réservoir. C’est évident que par sa nature, l’objet ne vient jamais seul, mais il s'accompagne d’une configuration complexe et nuancée. Tel que « produit culturel » (visuel, textuel, filmique, textile, poétique, langagier, manuel, corporel, sonore, politique, performatif, théâtral...), on doit lui reconnaître une puissance expressive unique. Dans le cadre de la lutte féministe, il constitue le moyen et véhicule de compréhension des revendications des derniers 60 ans, si l’on considère une reprise symbolique en mai 68, mais aussi dans le contexte de l’art contemporain et de la délivrance d’objets culturels qui ont accompagné nos générations les plus proches. Si le produit culturel désigne une matière d'expression multifonctionnelle et pluridisciplinaire, il est déterminant de se questionner de manière perpétuelle sur l’origine (historique) et le contexte (anthropo-socio-économique) propre aux productions et à la consommation actuelle.

    Muses vs. Créatrices

    En juin 2018, le trimestriel bruxellois « Femmes Plurielle s », créé par le mouvement Femmes Prévoyantes Socialistes , abordait plus largement le thème de la production artistique féminine dans son dossier « Les Femmes Dans l’Art ». Le résultat de cette intéressante enquête révèle l’urgence en matière de visibilité artistique féminine qui touche, de manière approfondie, toutes ses formes, langages et disciplines. À l'image occidentale délivrée par la culture gréco-ancienne de la Muse , fille de Zeus et objet d’admiration passive, Femmes Plurielles oppose le statut de créatrice .

    Rechercher dans cette provenance culturelle archaïque une forme d’enfermement de la femme dans les domaines artistiques est un exercice nécessaire pour comprendre la structure patriarcale qui a dominé les beaux-arts jusqu’au XXème siècle.

    Le point de fracture en contexte artistique occidental que Femmes Plurielles (re)propose justement, et qui cogite dans la tête des aspirantes artistes et créatrices, est l’impossibilité de lister, à un niveau spontané de réponse, un nombre suffisant de noms de grandes artistes. En conséquence, les étudiantes en écoles d’art et les autodidactes, se réfèrent à un corpus de références qui est majoritairement masculin, dans la plupart des disciplines auxquelles on s’approche.

    Le piège de la femme-artiste

    C’est pour les raisons qu’on avance ici brievement que l’on a vu se développer dans les 20 dernières années ans une attention critique  à la « femme-artiste ». Or ce concept sociologique plutôt récent risque de détourner le problème des luttes féministes, qui est celui de la marginalisation du rôle de la femme en domaine artistique. Ce glissement compromet la visibilité des artistes au détriment d’une survivance de certaines « modèles » (plus célèbres) qui ont fait exceptionnellement l’histoire, par leur vécu particulier ; par un exotisme lié à leurs histoires. Ces prototypes de femmes-artistes les limitent encore une fois dans leurs genres : « femmes-artistes » car épouses de célèbres artistes-hommes ( dans le cas de Camille Claudel ou Frida Kahlo, par exemple), artistes et muses, femmes-fatales, amantes passionnées, jusqu’à Vivian Maier, étrange nounou photographe.

    Rosi Braidotti, philosophe théoricienne vivante du féminisme et enseignante à l’Université d’Utrecht, pilier symbolique de l’enseignement académique des questions de genre et des Women's Studies ,  a très bien résumé ce tournant contradictoire du féminisme dans sa formule étroite d'émancipation féminine. La perception d'être autre en rapport à l’homme a spontanément donné à et cet autre la définition d’autre de soi même. Pour cela, il faut toujours garder à l’esprit l’ouverture à des féminismes comme des trajectoires métissées et pas encore explorées, où chaque minorité et chaque agent discriminatoire doivent être mutuellement pris en compte. Ceci afin de ne pas tendre à la généralisation d’un profil de femme-artiste unique et neutre, qui engendrerait un circuit interne d’inégalités.

    De New York...

    L’activisme artistique de matrice féministe des années 60 et 70 a permis au monde entier de repositionner la création artistique critique et culturelle au point de vue des artistes elles-mêmes.

    Quand les Guerilla Girls en Amérique s’emparent de l’image du nu de Ingres pour revendiquer la place extrêmement minoritaire des femmes peintres durant l’exposition au MoMa de 1985 An international Survey of painting and sculpture, comptant 13 femmes sur 169 participants, elles délivrent une statistique évidente, mais peut être pas assez affichée, comme elles l’ont brillamment fait avec leur manifesto. La typo noir sur jaune est tres claire : 86% des oeuvres exposées au Metropolitan de New York dans la section art moderne illustre une femme nue. Seules 4% de oeuvres exposées au sein de cette section a été peinte par une femme. Derrière ses masques de gorille, une nouvelle génération peut légitimer sa voix. Ce sont nos sœurs artistes, nos amies qui ont dû justifier leurs choix, qui ont difficilement rejoint le marché de l’art,ce sont les étudiantes qui se sont vu traiter différemment par les grands maîtres , mais aussi une génération précédente, celle des femmes qui n’ont pas eu, simplement, la possibilité de faire de l’art .

    ...en Europe

    Aujourd’hui, les actions des Femens ukrainiennes s'approprient une forme de performance que l’on ne peut pas limiter à l’action politique. Les Pussy Riot s’emparent de l’art comme d’un véhicule subversif, la production artistique est ainsi nécessaire pendant les actions, en travaillant notamment sur les répressions qu’elles subissent lors des arrestations, des agressions policières, et des permanences en prison, pour montrer non seulement l’action revendicative mais aussi les conséquences violentes ancrées dans les répressions, ordinaires et extrêmes, des droits des femmes et des personnes LGBTQIA++.

    … jusqu’en Belgique !

    En 2021, la consommation d’objets culturels créés par des femmes est un thème dont on ne peut plus s’emparer. Si on s'étale sur le contexte socio-économique, la pandémie Covid-19 nous a laissé avec de tristes statistiques en termes de croissance des inégalités de genres dans le domaine professionnel et surtout culturel, en touchant une structure économique qui était déjà très fragilisée. Les initiatives à promotion de l’éradication du sexisme dans l’industrie culturelle se multiplient ces derniers années : nous citons (de manière non-exhaustive) à ce propos en 2017 la naissance de la librairie LGBTQI+ et féministe Tulitu ; la création du collectif Elles font des films, pour la visibilité des femmes dans l’industrie du cinéma ; et en 2018 la création de F(s) , collectif féministe intersectionnel qui a vu écartée sa candidature collective à la direction générale du Théâtre Nationale en mai 2021 ; ou des réalités affirmées comme la Galerie Nathalie Obadia de l'homonyme curatrice. Mais aussi les actions de street-art de Laisse les filles tranquilles et de Noms peut-être, les manifestations du 8 mars 2020/21, de juin 2020 avec Black Lives Matter, et le mois du Pride, ont permis d’assurer un climat de survivance et de soutien entre les membres des ces communautés les plus discriminées.

    D'autres projets en soutien à la production culturelle féminine et à leur visibilité dans le marché de l’industrie ont vu leur essor en pleine pandémie : comme par exemple « f/75 », dernièrement sous la loupe de Karoo , qui se présente comme un recueil de projets photographiques issus par les anciennes et actuelles étudiantes de l’école bruxelloise de photo documentaire, ESA le 75.

    Qu’attend-on donc pour soutenir ces espaces culturels ? Ceci est le moment de se réapproprier et de renouveler l’idée de création et de consommation culturelle égalitaire. Pour nos sœurs artistes, issues d’orientations, genres, milieux et statuts socio-économiques différents, pour qu’on nous donne les mêmes possibilités de résister, exister, de nous exprimer, et de persister .

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