critique &
création culturelle

Out Of Frame

Le pouvoir de recadrer

© Felipe Romero Beltran

Du 1er février au 11 mars, le centre du photojournalisme Géopolis propose l'exposition itinérante Out Of Frame : Repenser les narrations visuelles des migrations en Europe. Six artistes présentent leurs travaux documentaires sur six pays européens différents, invitant le public à réfléchir à la perception individuelle et collective des récits migratoires.

En photographie, le cadrage est souvent considéré comme une technique corrélative, à appliquer en fonction de plusieurs règles, qu’elles soient de composition, d’équilibre ou esthétiques. Sans souvent appuyer sur le fait que le cadrage confère aux photographes leur grande et seule responsabilité : recadrer c’est, avant tout, faire un choix. Tout ce qui se passe à l’intérieur du cadre devient la norme, le visible, le transmissible, tandis que ce qui se trouve à l’extérieur du cadre devient la négation, le silence, et l’invisible.

Pendant ce qui devient officiellement le mois de la photographie à Bruxelles, le centre du photojournalisme Géopolis accueille l’exposition itinérante Out Of Frame : Repenser les narrations visuelles des migrations en Europe. Cette troisième installation de l’exposition, après celles de Rome et de Madrid, est une curation de Giulia Tornari, directrice de l’Agence Contrasto et fondatrice de la coopérative Zona.

L’objectif de l’exposition Out of frame est d’interroger le point de vue des phénomènes migratoires européens, dans la période comprise entre 2015 et 2023. Selon la curatrice, le but est de « changer la perspective en déplaçant le point de référence hors du cadre dans lequel notre perception de la migration a l’habitude d’être confronté ».

© Anna Basile

À travers sept projets, on observe une volonté commune de restructurer un discours, certes à travers l’interprétation des photographes, mais en préservant l’expérience des protagonistes qui témoignent de leurs propres histoires. Ces récits sont intimes, collectifs, profondément ancrés, voire brutaux, violents, identitaires. Ce qui est évident, c’est que ces récits ont tous une dimension politique, et qu’ils nécessitent d’être interrogés. Une tâche qui semble actuellement relever principalement des acteurs sociaux, culturels et artistiques, contre un contexte idéologique et politique qui tend à les invisibiliser, à les instrumentaliser et à les polariser. 

L’exposition est ainsi liée au projet Bridges : Assessing the Production and Impact Of Migration Narratives1, financé par le programme-cadre de douze institutions de toute l’Europe, et visant à analyser « les différentes étapes du développement des récits migratoires, jusqu'à leur impact sur les décideurs politiques ».

Dans ce canevas de reportages, nous retrouvons les projets de Miia Autio, Felipe Romero Beltrán, Samuel Gratacap, Alessio Mamo, Alisa Martinova et Aubrey Wade. La curatrice de l’exposition, Giulia Tornari, observe à juste titre que « ce qui caractérise et relie la vision et les projets de ces photographes est la nécessité de sensibiliser et de comprendre les conditions des migrants et de les présenter comme un sujet qui agit dans un contexte stratifié et souvent défavorable qui peut être inversé pour devenir positif et intégrateur ».

Dans notre parcours, nous avons été capturés particulièrement par la série Dialect du photographe colombien Felipe Romero Beltrán qui suit, appareil à la main, la migration d’un groupe de quinze jeunes marocains dans un centre d’accueil à Séville. Dans un style intime, il les accompagne sur trois ans de leur trajectoire entre le Maroc et l’Espagne ; un voyage identitaire, cru et doux à la fois. Nous sommes immergés dans un récit qui nous amène à réfléchir à un des nombreux paradoxes de notre société : fuir le contrôle des autorités n’est plus un caprice d’adolescence, mais une question de survie.

Felipe Romero Beltran

Un deuxième coup de coeur pour le photographe Samuel Gratacap qui présente la série Bilateral, offrant un témoignage photographique sur la situation des migrants exilés, principalement afghans, maghrébins et subsahariens, entre 2017 et 2019, qui ont parcouru le long de la dernière étape de la « Route des Balkans », territoire compris entre le Col de Montgenèvre en France et la Val di Susa en Italie. Cette série se concentre sur les images images insurrections et les défis auxquels ont fait face les migrantes et la population locale, soumises à de sévères répressions tout au long de cette période.

Samuel Gratacap

Juste en face, dans son projet I Called Out for the Mountains, I Heard Them Drumming, la photographe Miia Autio présente les enjeux de la diaspora rwandaise à travers une installation immersive qui retrace les histoires de cinq réfugiés. Les images symboliques d’un territoire qui incarne la mémoire du Rwanda se superposent au lien que chaque réfugié a redéfini, représenté par les portraits de leur vie actuelle en Europe.

Miia Autio

Moins traditionnellement photographique, mais tout aussi impactant est le projet Now You See Me Moria : un appel à la participation visant à sensibiliser et soutenir les migrants vivant dans le camp de réfugiés, en mettant l’accent sur le camp de Moria en Grèce. Now You See Me Moria est une collection d’affiches réalisées par des designers de toute l’Europe et du monde entier, utilisant les photographies des réfugiés vivant dans le camp pour témoigner de la déshumanisation de leurs conditions de vie.

Now You See Me Moria

Tout le long de l’exposition, il s’agit de questionner non seulement notre réception et notre perception face aux phénomènes migratoires mais aussi d’interroger le reflet de nos responsabilités. L’image fixe a le pouvoir de nous faire réfléchir aux opérations de cadrer et encadrer, que ce soit en photographie ou dans nos attitudes sociales.

Recentrer le regard sur les micro et macro-histoires permet de ne pas sombrer dans l’oubli et l’insonorisation qui imprègnent notre quotidien. Le risque est toujours celui de créer une « zone d’intérêt » sur nos propres vies, et qui étouffe les récits adjacents. Un geste qui alimente et nous rend complice de nationalismes et d’idéologies les plus effrayants. Nos sociétés évoluent, mais notre manière de raconter doit également changer. Il est désormais nécessaire d’adapter nos actions, face à la passivité de l’Union européenne, non seulement envers les questions migratoires, mais aussi sur le génocide palestinien en cours et toutes formes de souffrance humaine. La culture est moteur politique, l’intime est politique, le cadrage est politique.

Plus de projets à découvrir jusqu’au 11 mars 


Nowhere Near, la photographe russe Alisa Martynova présente, à travers des portraits poétiques, la métaphore de la constellation liée au quotidien de la vie de migrants. Ses mises en scène jouent sur l’intensité en termes de déplacement dans l’espace et de voyage entre les univers.

Alisa Martynova

No Stranger Place − réalisé par la photographe Aubrey Wade en collaboration avec l'UNHCR − qui documente le rapport entre familles d’accueil et les migrants, en Autriche, Allemagne, France, Suède et Grande-Bretagne.

Aubrey Wade

Sur les migrations de l’Europe de l’est et l’exode des réfugiés de la Guerre en Ukraine, qui ont tristement occupé ces dernières années, le reportage incisif du photojournaliste italien Alessio Mamo réalisé pour The Guardian.

Alessio Mamo
Même rédacteur·ice :

Out Of Frame : Repenser les narrations visuelles des migrations en Europe

Ouvert du mardi au dimanche de 13h à 17h30

contact@geopolis.brussels

Du 1er février au 11 mars 2024

Géopolis – Ateliers des Tanneurs – Rue des Tanneurs 58a – Bruxelles

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