critique &
création culturelle
À propos de l’Aurore
de Friedrich Wilhelm Murnau
L’Aurore
L’Aurore

(

Sunrise. A Song of Two Humans

, 1927) est la première réalisation américaine de Friedrich Wilhelm  Murnau.

Les personnages principaux de l’œuvre sont au nombre de trois : l’homme, la femme et la tentatrice1 . L’histoire ne semble exiger que quelques rôles secondaires pour être représentée. C’est pourtant à un extraordinaire déploiement artistique que va donner lieu l’adaptation par Murnau du Voyage à Tilsit d’Hermann Sudermann. Au point d’en faire, pour Truffaut, « le plus beau film du monde » et, pour John Ford, « le plus grand film jamais produit ».

Le projet est à la fois d’une simplicité biblique et d’une totale démesure. Le premier carton énonce une promesse que le film tiendra jusqu’à son dénouement : This song of the Man and his Wife is of no place and every place; you might ear it anywhere at anytime. For wherever the sun rises and sets in the city’s turmoil or under the open sky on the farm life is much the same; sometimes bitter, sometimes sweet. ( Ce chant de l’Homme et de sa Femme est de nulle part et de partout ; on peut l’entendre n’importe où et n’importe quand. Partout où le soleil se lève et se couche, dans le tourbillon fou de la ville ou à la ferme, avec le ciel en guise de toit, la vie est toujours la même ; parfois amère, parfois douce. )

C’est l’histoire, intime et universelle, individuelle et hyperbolique, de l’amour humain tel qu’il se réinvente partout et toujours au milieu des tourments ; tel qu’il traverse la vie − ses contradictions2 −, et l’assume tout entière ; tel qu’il renaît, transfiguré in fine , charnel et spirituel, en une nouvelle aurore.

L’Aurore, c’est d’abord un espace géographique d’une grande richesse esthétique et poétique, vaste théâtre d’un récit en constant mouvement qui raconte l’aller-retour existentiel village-ville-village du couple protagoniste.

Le petit village est délicat comme dans une peinture flamande. Les ombres et les lumières de ses foyers nous en offrent l’humble quintessence. Il est l’image ambivalente de la paix et de l’ennui.

La nature alentour, calme ou inquiétante, est omniprésente. C’est en son sein, à l’écart des maisons, que se déroule, sous la lune, le dialogue de l’homme et de la tentatrice. Forêt et lac sont les passages obligés entre la ville et le village. Le lac surtout occupe, nous y reviendrons, une place déterminante dans l’espace imaginaire du film.

La grande ville, bien sûr, est impressionnante. Les figurants s’y comptent par milliers. Les décors en imposent : l’immense place avec ses autobus à étage, ses tramways, ses deux cents automobiles ; le grand café, l’ensorcelant Luna Park, le prestigieux salon de coiffure. D’autres lieux, plus intimes ou plus solennels : l’atelier du photographe, l’église. Notons déjà que chacun de ces espaces porte un sens singulier, offre une résonance, une représentation particulière, aux émotions, aux sentiments et aux pensées des protagonistes. Il s’agit d’autant d’étapes indispensables de leur long voyage vers l’aurore.

La ville, insistons-y, ne leur est pas inhospitalière. Mais avant d’y trouver leur chemin, il faudra qu’ils s’y perdent un peu − fort peu −, en tout cas qu’ils soient saisis et dépassés par ses dimensions. C’est ici qu’intervient l’habile travail d’illusionniste de Murnau et de ses techniciens . Nous avions même placé des nains, hommes et femmes, sur les terrasses pour donner une impression de profondeur , sourit Charles Rosher en évoquant la place principale. Quant au plancher du grand café, il monte en pente douce vers le fond de la salle et lui donne une apparence plus imposante.

Entrons à présent dans le film.

Pour donner à vivre au spectateur la reconquête de l’amour, il fallait une construction sans faille, une mécanique poético-narrative où tout se tienne, s’enchaîne, se réponde. Où chaque scène fasse sens pour elle-même et par rapport à toutes les autres. Ce qui frappe dans l’Aurore , c’est précisément cela : la maîtrise de chaque instant − la beauté à chaque instant − de cette extraordinaire avancée où les événements se succèdent et s’entrechoquent, surprennent, sidèrent, émeuvent, désespèrent… pour nous laisser exténués et heureux au terme du voyage, non sans un profond sentiment de vertige rétrospectif.

Ouverture. Une affiche annonce les vacances d’été. Elle s’anime et nous embarque dans le mouvement frénétique des trains en surimpression. Les premières secondes du film disent, sur le mode du cinéma expérimental, l’énergie du monde moderne. Celle qui − redoutable et bénéfique à la fois − ouvrira la brèche par où s’engouffrera la vie de l’homme et de la femme. Bientôt c’est un paquebot qui envahit la gauche de l’écran ; du côté droit, une sculpturale baigneuse de trois-quart dos, première image de la tentatrice, se penche sur un homme à l’avant-plan. Nous − spectateurs − sommes emportés. À la proue du petit bateau avec les estivants, nous voguons vers le hameau aux berges accueillantes. Le paisible lac que nous traversons est celui, ironie du scénario, qui verra se déchaîner les éléments furieux. Nous avons (entre)vu la ville, nous sommes au village. Le temps y semble arrêté, toute préoccupation moderne suspendue. Mais l’été, s’il libère de l’agitation urbaine, libère aussi les sens. La femme de la ville, la tentatrice se retrouve au village, d’emblée présentée sous le signe de la lassitude : depuis plusieurs semaines, précise un intertitre lourd comme un avis de tempête, elle s’y morfond. Elle se prépare, se (dé)vêt, fume, donne ses escarpins à cirer à sa logeuse, puis amorce sa ronde nocturne. La caméra la suit (nous la suivons) − en ce qui fut, originellement, un long plan-séquence, découpé ensuite par Murnau. À chaque pas, la belle arpenteuse (re)fait sien l’espace du hameau. Déjà, l’homme est à ses pieds. Elle le fascine comme il l’attire : irrésistiblement. Le cinéaste nous épargne la phase de séduction, nous met face au fait accompli. Non loin de sa fenêtre, elle le siffle − c’est déjà un baiser qui se forme sur ses lèvres. Créature sophistiquée, elle réveille en l’homme le désir. Dans ce décor étriqué qui l’enserre, à côté de cette table que son épouse, jeune paysanne au doux visage, est en train de garnir humblement − pain tranché, assiettes et soupe fumante −, il est là, fébrile, tout entier tendu vers le dehors. Les deux conjoints, dans la même pièce, occupent pourtant à cet instant précis deux mondes inconciliables. Une poutre, à laquelle l’homme s’adosse, tourmenté, les sépare. Il est du côté de la fenêtre, d’où il fait signe à la femme de la ville ; l’épouse est du côté de la cuisine (invisible) et de la table. On retrouvera ce même espace double dans la scène − elle aussi décisive − de la proposition de balade sur le lac. L’épouse fait corps avec l’espace intérieur de la maison et tout ce qu’il suppose de routine conjugale3 ). La tentatrice est dehors − lieu fantasmé de la liberté. L’homme est au milieu, déjà ailleurs en pensée. Il sort rejoindre la femme fatale. Son épouse, résignée, s’assied seule à table. L’atmosphère est pesante. Murnau l’aggrave par un court flash-back. Deux paysannes, dans une attitude passive renvoyant à celle de la femme délaissée, disent comment la tentatrice a ruiné le couple. Les images évoquent l’idylle passée : They used to be like children. Puis la déchéance. Les prêteurs pillent la ferme et la femme reste seule avec l’enfant. En quelques secondes, nous quittons la parfaite et naïve insouciance pastorale pour plonger dans la noirceur du mélodrame. Deux séquences en brutale opposition suffisent à contextualiser et à intensifier le moment qui s’annonce, celui où s’ourdira le meurtre.

Le mouvement de caméra est impressionnant, qui suit l’homme dans la campagne obscure et embrumée, sous la lune, puis le contourne et le devance, pour le perdre et nous laisser face à la tentatrice qui se remaquille devant nous, s’apprête devant nous pour la scène à venir, puis sourit de voir son amant arriver par la gauche du cadre. La scène de la rencontre est différée ; l’intensité dramatique croît d’autant. Cette scène intime inattendue place le spectateur dans la coulisse du drame, soulignant le rôle de la femme fatale dans l’implacable mécanique du récit. La mise à distance démystifiante souligne son cynisme terrible tout en la réduisant au statut de simple pièce sur un échiquier.

Parallèlement à la rencontre passionnée des amants, Murnau nous montre avec pathos l’épouse effondrée, demeurée au foyer avec l’enfant. Ces images de tendresse désespérée où l’on sent le bonheur qui, malgré tout, s’accroche et résiste, renvoient à celles − lumineuses d’abord, puis terriblement sombres − du flash-back. Écho, tension des contraires (successifs et simultanés), exacerbation de l’émotion comme source de beauté et de vérité poétique.

Le dialogue entre les amants est tendu à l’extrême. Presque aussitôt, l’idée empoisonnée est lancée : l’époux peut se libérer de sa compagne − et du village − en la noyant et en faisant croire à un accident, avant de rejoindre la ville − et sa maîtresse. Couldn’t she get drowned? s’exclame-t-elle. Glacialement articulée, la phrase ne désigne pas d’agent pour le meurtre qu’elle appelle de ses vœux. C’est une sorte de fausse invocation au destin, dont l’homme ne serait que l’indispensable instrument, innommé. L’idée du destin mortifère − cette fois sans auxiliaire humain − reviendra à la fin du film dans la scène de la tempête.

À peine inscrite en intertitre, la proposition − Couldn’t she get drowned? − fait l’objet d’une déformation visuelle à l’ironie noire : elle se dissout sous nos yeux, figurant la noyade. Après tout, il s’agit seulement d’effacer quelques mots de la surface de l’écran. Brillante mise en évidence plastique de la machine narrative et de sa froide efficacité potentielle. Aussitôt après, la scène (fantasmée) du crime nous est montrée, l’espace de quelques terribles secondes. L’effet en est radical, poussant l’amant à se révolter. Il tente d’étrangler la femme de la ville comme il tentera de le faire à la fin du film. Les amants se battent, puis se réconcilient en une étreinte frénétique, tandis que les images de la ville se superposent à celles de la campagne brouillardeuse. Images déformées, fantasmatiques − sorte de film dans le film −, projection dont ils sont tous deux spectateurs, au premier rang. Images du film que se font/voient les personnages, auquel nous assistons, juste derrière eux, éprouvant ainsi toute l’intensité de leur désir. Images qui servent aussi à annoncer la traversée cinématographique de la grande ville que les époux devront accomplir dans le film tel qu’il est écrit par l’auteur et non rêvé par ses protagonistes. La tentatrice se lance dans une danse exaltée, qui a tôt fait d’emporter l’homme. Danse urbaine − et sauvage − en pleine campagne, avant la danse paysanne au cœur de la ville, moment-clé des retrouvailles des époux. Nouveau contraste : les plans suivants, quasi documentaires, montrent comment on fera croire à l’accident. La femme de la ville rassemble une brassée de joncs4 − ceux-là mêmes qui serviront, dans la dernière partie de l’œuvre, à orienter le spectateur vers une fausse fin tragique. La scène offre de surcroît une belle et sombre métaphore : la caméra suit littéralement à la trace la femme fatale en talons dans la boue.

L’homme est rentré au foyer. Il se réveille tourmenté. L’image de la femme fatale le hante : elle apparaît en surimpression, le cajole, l’étreint, l’assiège dans la chambre. La porte ouverte montre à l’extérieur l’épouse en train de nourrir les poules : rien pour elle n’a changé de sa quotidienneté banale. Elle va rentrer dans la maison mais s’immobilise dans l’embrasure − cadre dans le cadre − de la porte ; à sa droite, l’homme de profil contre le mur, qui l’attend pour l’inviter à la balade en barque. Imposante, sa silhouette est une menace familière. Lentement, il tend vers elle ses mains lourdes. Sur le visage de la femme se lit le lent accueil − de l’inquiétude discrète à la pleine acceptation − de la proposition de l’homme, ouverture inattendue dans la torpeur de sa vie. Son bonheur éclate quand elle annonce la nouvelle. L’homme, pour sa part, demeure dans la pensée de l’acte à accomplir (nouveau flash-forward sur le crime projeté). Tandis que son épouse étreint l’enfant et se fait belle pour sortir, rejoignant sur certains points vestimentaires (en particulier le chapeau) l’élégance de la femme fatale5 , il serre − saisissant raccourci − le faisceau de joncs entre ses mains d’étrangleur. Les deux protagonistes sont, ici encore, à la fois proches et à mille lieues l’un de l’autre.

Étendue plane du lac : topos romantique par excellence, en naturelle harmonie avec le village paisible où vivent l’homme et la femme. Sa tranquillité même − ses eaux dormantes − autorise le plus brutal des contrastes : la promenade amoureuse se mue en agression homicide sur l’être aimé, expression violente d’un désir frustré. Le lac − le milieu du lac − offre une intimité rassurante à l’écart du monde, en communion avec la nature ; il est aussi lieu isolé où le pire peut advenir.6 Le spectateur, bien sûr, est fébrile. Il sait l’homme en proie à ses pulsions les plus sombres. Nouvel avertissement et accroissement de la tension par l’anecdote métaphorique : au moment du départ pour la balade, le chien − figure de la fidélité − aboie éperdument, s’échappe, s’élance jusqu’au couple déjà embarqué, l’oblige à faire demi-tour et à le ramener sur la terre ferme. Mais il n’y a pas ici de demi-tour qui vaille : l’Aurore est l’histoire d’un aller-retour. Dans la barque, la jeune femme est observée par la caméra. Réceptacle de l’inquiétante étrangeté − qu’elle a d’ores et déjà acceptée − de l’homme qu’elle aime, préoccupée quand l’embarcation prend le large, elle contient le trouble de ses émotions, tout en cherchant en vain le regard de l’homme.

Lui rame, incroyablement engoncé dans son manteau, lesté du poids de sa culpabilité présente et à venir. Il se redresse et s’avance tel un somnambule − imbu du rêve de la ville − vers sa femme qui ne le quitte pas des yeux, de plus en plus terrorisée. (Le mouvement d’acceptation évoqué plus haut s’inverse ici.) Son attitude menaçante − que Joël Magny compare à celle d’un violeur − manifeste à son épouse la force brutale (sexuelle) qu’il porte en lui et le danger qu’elle court. Au bord de la barque, couchée sur le dos, elle prie à présent. Gros plan : les mains de cet homme qu’elle ne reconnaît pas s’apprêtent à l’enserrer. In extremis, il se ravise, cache sa tête entre ses mains ; elle fond en larmes. C’est le tournant du film. Il a fallu qu’il aille (presque) jusqu’au bout de son animalité, expression du désir le plus primaire, qu’il s’abandonne (presque) totalement à sa pulsion de destruction pour que tout se retourne. L’Aurore est le film de ce renversement. Ensuite, elle fuira. (Son échappée à travers la forêt fait écho à la course inverse du chien vers la barque.) Elle sautera dans le tramway. Ils s’y retrouveront dans le même espace mais − une nouvelle fois − à une distance infinie l’un de l’autre, emportés à travers la nature, vers la ville.

Le tramway les entraîne ensemble vers la ville, sans qu’ils aient rien décidé, sous le signe d’un hasard aux allures de destin. Pris avec le couple dans une narration plus forte que lui, le spectateur n’a d’autre choix que se laisser mener tambour battant. Il l’ignore encore mais le tramway qui transporte les conjoints désespérés les ramènera bientôt réconciliés vers la barque… où se (re)jouera leur destinée.

La grande ville est le lieu du rapprochement, qui passera par diverses étapes et autant de scènes mémorables. La grande ville − sa sensuelle représentante − a instillé le poison (bénéfique) dans le cœur de l’homme et − indirectement − de la femme. C’est sur son terrain que nous assisterons à la renaissance de l’amour. Espace immense, étrange(r) et impersonnel, elle permet la neutralisation de l’angoisse, la relativisation des tensions. La mise à distance de la scène de la barque.

Dans un premier temps, la femme est recroquevillée, totalement apeurée. L’inversion commence : l’homme la sauve des périls de la circulation. Au restaurant, il lui apporte un peu de pain − symbole de vie, signe modeste et essentiel de l’attention retrouvée à son égard, rappel de la simple table de la maison de village. Elle en prend du bout des doigts et s’effondre. Mais l’essentiel est fait. Car ici tout va très vite. L’Aurore est animée d’une formidable − et irréelle − énergie positive. À peine sont-ils sortis dans la rue qu’il lui offre des fleurs : du besoin vital stylisé − le pain du restaurant −, nous passons à l’expression du désir amoureux − un bouquet, rappel en pleine ville de la campagne où ils demeurent. En pleurs, elle accepte.

Puis vient la scène − solennelle, dramatique et finalement joyeuse − de ce que l’on pourrait appeler le  remariage imaginaire/symbolique. Ici pas de mouvement de caméra. Il s’agit de signifier l’inaltérable : l’amour juré, le serment à réactiver. Idée géniale de Murnau qui fait entrer notre couple dans une église puis,  par un montage habile, utilise la cérémonie de mariage qui s’y déroule, et singulièrement le moment des questions rituelles au futur époux, pour permettre à l’homme de renouveler ses vœux avec ferveur. Au Wilt thou LOVE her? du prêtre, il répond par des larmes. C’est à présent sa femme qui le soutient et le réconforte. Le couple ressort de l’église en nouveaux mariés discrets, au milieu des invités qui attendent les épousés du jour. Le changement de ton est net : la légèreté a fait son apparition, offrant aux époux − ainsi qu’au spectateur − une respiration, soulignant par contraste le péril qu’ils laissent derrière eux. La femme sourit ; ils s’étreignent. Les cloches sonnent à toute volée.

La circulation est dense. Les amoureux n’y prennent garde. Enlacés, ils ne se quittent pas du regard. Grâce aux vertus poétiques de la surimpression, le trafic les traverse − ils le traversent −, et rien ne trouble leur bonheur d’être ensemble, seuls au monde au milieu des voitures. Bientôt, nouvel effet de magie cinématographique, ils sont ailleurs, en pleine nature, et ils s’embrassent passionnément. On a vu l’homme et la tentatrice, spectateurs fascinés d’une ville fantasmée en pleine campagne. Tout s’inverse à présent. L’embouteillage cède la place à une prairie fleurie aux arbres vaporeux. Nos amoureux s’y baladent en toute insouciance. Au cœur de la grande ville, la campagne les retrouve. C’est là qu’ils sont appelés à vivre leur nouvelle idylle.

Retour à la réalité. Klaxons tonitruants − présents dans la bande-son −, enchevêtrement de voitures, exacerbation générale, puis calme retrouvé du trottoir, et début d’un parcours de plus en plus assuré, sous le signe de la réconciliation. Après les embarras de circulation dont ils furent la cause en toute inconscience, c’est une atmosphère nouvelle de comédie romantique qui s’empare du film. La grande ville − l’effet d’étrangeté qu’elle suscite par les situations non routinières où elle place nos deux protagonistes −  favorise l’humour, salutaire distance prise par rapport à la réalité, du simple clin d’œil au burlesque.

Au cours d’un réjouissant passage chez le coiffeur, chacun des deux amoureux devra surmonter une petite épreuve de jalousie. Un dragueur outrecuidant est remis à sa place par l’homme, qui semble d’abord s’abandonner à sa brutalité première lorsqu’il sort un couteau… mais se contente de couper une fleur à la boutonnière de l’importun7 ; la survenue d’une délicieuse esthéticienne est, pour la femme, le pénible rappel du charme délétère de la tentatrice.

Puis c’est la visite chez le photographe, suite logique de l’épisode du « remariage », que l’on va immortaliser. Murnau combine comme personne émotion et drôlerie. Une photo d’enfant dans la vitrine leur/nous rappelle leur enfant − ingrédient essentiel du mélodrame − qui les attend au village. Le photographe un peu farceur réalise à leur insu une photo un brin « coquine » − ils s’y embrassent − et la leur glisse comme signe de leur nouveau bonheur.

Les voici prêts à s’étourdir de la ville. Lumières ensorcelantes du Luna Park, files interminables des badauds en goguette − présentées en un superbe travelling avant. C’est le lieu de la réjouissance et ils y trouveront du plaisir, mais à leur façon. Comme un couple de paysans − s’assumant comme tels. Ainsi, c’est en poursuivant un cochon échappé d’une baraque foraine − élément campagnard dévoyé, source d’un formidable épisode burlesque − que l’homme et la femme s’introduisent en trombe dans la salle de bal.

Reste l’apothéose : au cœur même de la salle de bal, grand théâtre du divertissement urbain, sous le regard amusé et les encouragements des citadins sidérés et conquis, notre couple se lance dans une danse villageoise irrésistible et sensuelle, s’y abandonne tout entier comme au plein amour retrouvé.

Et tout ce périple festif s’achève sur la brève contemplation d’un feu d’artifice. C’est qu’on n’a pas le temps : quelques heures ont suffi aux amoureux pour vivre l’électrochoc de la ville. Il faut reprendre le tramway.

Pour les époux réconciliés, un retour heureux sur le lac s’annonce. Ici encore, Murnau joue de la répétition et de la différence, de la correspondance et de l’opposition des scènes. À la grande inquiétude qui planait sur le premier voyage en barque répond la promesse d’une consécration symbolique de leur amour : We’ll sail home by moonlight another honeymoon. Mais Murnau joue aussi de la surprise, et le réalisateur va porter au paroxysme les effets spéciaux, saisissants. Une double tempête de poussière et de pluie (voir note 1) s’abat sur la ville, qui, en quelques plans, paraît se décomposer sous nos yeux, à peine plus résistante que la brassée de joncs − symbole de vie et de mort, selon qu’elle est solidement ficelée ou piteusement défaite − que nous verrons revenir à la fin du film.

Le surprenant déluge touche en même temps la ville, le lac et le village : elle les réunit sous les coups d’une violence naturelle cathartique, impressionnant prélude à l’apothéose finale. Murnau saisit le spectateur, le fait passer de l’intense bonheur présent − et escompté − au drame. Il faut, une fois encore, affronter la terreur sur le lac, mais à deux : l’homme ici n’est plus agresseur − impuissant à accomplir son crime − mais protecteur − également impuissant.

Et après la tempête, Murnau nous fait craindre le pire. Jusqu’au bout, le scénario, génialement, nous désoriente. Le fameux faisceau de joncs qui devait sauver l’homme et effacer le meurtre de son épouse dans la première partie, devient bouée de sauvetage pour l’épouse (à nouveau) adorée. Complètement défait, il est signe pour l’homme de la réalisation, malgré lui, de son projet criminel et, pour la tentatrice, de la réussite de son plan maléfique. Le village entier désespère. En l’homme ressurgit la culpabilité. (Presque aussitôt sa bestialité reparaît : il tente, comme au début du film, d’étrangler la femme de la ville.) Après avoir retrouvé l’amoureuse confiance de sa compagne, après avoir maîtrisé et transformé ses pulsions, il faut encore qu’il éprouve, par l’effet d’un déchaînement des éléments, le malheur qu’il avait un instant souhaité… pour donner au bonheur nouveau une puissance quasi miraculeuse.

La femme est retrouvée. Les amants transfigurés se retrouvent et s’étreignent. Les cheveux lâchés − elle avait refusé chez le coiffeur que l’on défît son chignon −, notre héroïne rescapée ressemble à une Ophélie heureuse. Le désespoir de l’homme, les ombres angoissantes sur les murs des maisons, les pêcheurs en quête éperdue de la disparue, la vigilance malveillante de la femme de la ville, toutes les images du drame annoncé se dissolvent comme un mauvais souvenir dans l’extraordinaire lumière de l’aurore.

Quant à la part obscure de l’homme, elle semble s’être évanouie de l’écran, comme de l’esprit des spectateurs…

Même rédacteur·ice :

L’Aurore ( Sunrise. A Song of Two Humans )

Friedrich Wilhelm Murnau

avec George O’Brien , Janet Gaynor

États-Unis , 1927

106 minutes

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