critique &
création culturelle
Babylon
Ce chaos orchestré

Avec démesure, excès et extravagance, le réalisateur Damien Chazelle revient sur la transition du muet au parlant avec son dernier film Babylon qui dépeint littéralement les années folles.

Telle l’incarnation d’un rêve américain, le spectateur suit, dans Babylon de Damien Chazelle, l’ascension de Manuel Torres (Diego Calva) dans le Hollywood frénétique des années 1920. Ce mexicain vivant à Los Angeles est prêt à tout pour s’intégrer dans l’industrie du divertissement. Sur sa route, il croise le chemin du comédien vedette du muet Jack Conrad (Brad Pitt), de la star en devenir Nellie LaRoy (Margot Robbie), de l’exotique Lady Fay Zhu (Li Jun-li), du talentueux trompettiste Sydney Palmer (Jovan Adepo) et de la chroniqueuse de commérages Elinor St. John (Jean Smart). Chacun de ces personnages lui montreront autant la magie et le grandiose que la folie et la fièvre du septième art.

Contrairement à Whiplash , La La Land et First Man , Damien Chazelle a décidé pour son quatrième film de se concentrer sur une multitude de personnages reliés au héros principal qu’est Manuel Torres, appelé Manny. De ce fait, Manny sert uniquement d’artifice narratif utilisé afin de s’extasier de manière naïve sur la frénésie qui régnait à l’époque.

Cette naïveté est surtout présente dans la scission qu’il y a entre les années 20 et les années 30, entre le muet et le parlant. Durant les premières, l’anticonformisme battait son plein avec la drogue, l’alcool, le sexe, le nudisme et la morbidité. Pendant les suivantes, le bon chic bon genre fait son apparition et tout n’est que retenue : que ce soit dans la manière de s’exprimer, de s’habiller, de se comporter voire de tourner.

Les passages d’un état extrême à un autre parsèment Babylon : l’excès laisse place au soulagement, l’orgie passe à la gueule de bois, le brouhaha cacophonique succède à un silence de mort, la course poursuite débouche sur l'essoufflement, etc.

Pour exemplifier sans rien dévoiler, prenons la scène durant laquelle Jack Conrad (interprété par Brad Pitt) se prépare à tourner une scène romantique. Alors que les essais de costumes sont ponctués de quelques gorgées de whisky, que l’acteur risque de se faire empaler par une lance, que les négociations battent leur plein pour pouvoir bénéficier de feux d’artifice en arrière plan, que les caméras sont détruites les unes après les autres par le chaos qui règne sur le set et que le soleil commence à se coucher, Jack Conrad sort de sa tente, ivre mort, à peine apte à mettre un pied devant l’autre. La montée de la colline sur laquelle a lieu la scène est pénible et la lumière décline progressivement. La tension est à son comble : Jack Conrad arrivera-t-il à être à la hauteur et à ne pas foirer la scène ? C’est alors que la magie opère : quand le metteur en scène crie « Action ! », Jack Conrad se met instantanément dans la peau de son personnage et donne tout ce qu’il a pour la beauté du plan, de l’art et celle du film.

Ces montagnes russes soulignent en somme le côté décadent de l’époque et la désorientation devant laquelle cette génération à dû faire face avec l’arrivée du parlant.

Tout comme dans La La Land , Damien Chazelle perpétue son amour pour les plans séquences sophistiqués et rapides. Ceux-ci sont présents à de multiples reprises et participent pour la plupart à ce que le spectateur se sente submergé : ils donnent à voir notamment le chaos des orgies des années 20 en pleine festivité ou la clameur à l’apparition du son avec The Jazz Singer .

Entre deux plans-séquences, le reste du montage est très énergique avec des plans assez courts. Ce rythme participe à la fièvre de l’excès, du trop plein, de l’absence de limite déjà présente dès le premier long-métrage de Damien Chazelle, Whiplash , au risque de provoquer l’écœurement.

Fort heureusement, cette fièvre se calme abruptement par moment et c’est alors qu’il est agréable de savourer l’importance des grands espaces et de l’immobilité de la caméra, mais aussi du son et des silences.

Musicalement, ces mêmes montagnes russes suivent le rythme endiablé de la musique composée par le compositeur Justin Hurwitz, qui avait déjà collaboré aux trois premiers films de Damien Chazelle. Comme dans Whiplash et La La Land , la bande-son est cruciale. Dans ce quatrième projet, Justin Hurwitz a créé une musique sauvage, voire tribale, qui représente bien l’ivresse de ces années folles. À contrepied de cette ivresse, les passages calmes ou tendus sont accompagnés par de très bonnes adaptations choisies avec goût, comme celle du Boléro de Maurice Ravel (titre présent sous l’appellation Hearst Party ) dont les boucles répétitives si connues prennent un aspect cauchemardesque avec les images à l’écran.

Il n’y a pas que dans le Boléro de Ravel qu’il y a des répétitions. En effet, il semblerait que le compositeur américain tourne autour des mêmes boucles, des mêmes thématiques et suites musicales. Comme déjà entraperçu dans la musique de First Man, l’oreille attentive capte des similitudes avec La La Land et Babylon ne fait pas exception. Par exemple, le titre Gold Coast Rhythm (Jack's Party) sonne exactement comme Someone in the Crowd , mais avec un tempo deux fois plus rapide.

Lors d’un tournage durant lequel de multiples acteurs et actrices chantent Singing in the Rain revêtus d’affreux imperméables roses, Manny demande au trompettiste Sydney Palmer ce qu’il en pense en tant que spectateur. Ce dernier lui répond que les caméras sont pointées dans la mauvaise direction, ce qui donne à Manny l’idée ingénieuse de mettre plus tard Sydney Palmer sur le devant de la scène. Alors que les caméras sont rivées sur le musicien, Babylon se veut aux antipodes de cette approche en introduisant ses stars indirectement.

Les premières secondes à l’écran de Brad Pitt dévoilent l’acteur par l’arrière de sa nuque pendant qu’il baragouine de nouveau en italien, comme dans Inglorious Basterds (Quentin Tarantino). Jack Conrad est interprété à merveille par cet acteur de renommée qui insuffle l’énergie suffisante pour en faire l’un des personnages les plus attachants du film.

Si Brad Pitt est présenté de dos, Margot Robbie en Nellie LaRoy jaillit de nulle part dans le flou de l’arrière-plan lors d’un accident de voiture. Même si son apparition fracassante est reléguée littéralement au second plan, son personnage restera ensuite le centre de l’attention, tant Nellie LaRoy est une boule d’énergie et de folie, à l’instar de Harley Quinn dans The Suicide Squad (James Gunn).

Avec cette manière de révéler ses personnages principaux, Damien Chazelle s’amuse avec son directeur de la photographie, Linus Sandgren, à rendre le spectateur confus sur le lieu où se situe l’action. Ce qui se passe au premier plan n’est pas nécessairement le plus important et il faut prêter attention à ce qui constitue l’ensemble du cadre. On en a un bel exemple lorsque Jack Conrad discute au premier plan avec son réalisateur allemand Otto Van Strassberger (Spike Jonze) et son producteur et ami George Munn (Lukas Haas), tandis que l’action principale se déroule derrière eux, avec un Manny à cheval faisant régner l’ordre parmi les manifestants dissidents.

Si Damien Chazelle décide de montrer ses têtes d’affiches de façon détournée, il inclut aussi le reste du casting en deux temps. C’est le cas avec Lady Fay Zhu qui émerge de l’obscurité de profil, ou avec Sydney Palmer dont la trompette semble être la première chose remarquée le concernant.

Toutefois, le message principal de Babylon reste ni plus ni moins qu’un hommage au septième art. Pendant trois heures, ce film s’évertue à rappeler au public combien le cinéma est formidable et qu’il est, comme le dit si bien le personnage de Brad Pitt, un art réel dont le visionnage doit être accessible à tous.

Ce n’est pas pour rien aussi que le réalisateur de Babylon multiplie les situations de mise en abyme1 : le spectateur voit d’autres spectateurs à l’écran et assiste notamment à d’autres projections cinématographiques. Des extraits d’autres films sont également balancés dans un montage effréné, presque brutal, comme si la machine du divertissement qu’est Hollywood crachait de plus en plus de contenu, mais que cet empilement résultait d’une évolution infinie et inextricable de cet art, pour le meilleur comme pour le pire.

Dans cette déclaration d’amour, le film bénéficie de performances incroyables et d’une musique endiablée au service du film. Les plans sont pensés par niveau et enchaînés avec logique et rythme, mais l’ensemble est noyé dans un trop plein de tout au risque de perdre certains spectateurs durant ces trois heures de visionnage.

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Babylon

Réalisé par Damien Chazelle

Avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Jean Smart, Jovan Adepo, Li Jun-li

États-Unis, 2022

189 minutes

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