critique &
création culturelle
Hotel Poseidon avec Abattoir Fermé
Stef Lernous et les argonautes

Durant sa première édition en ligne, une réussite si on excepte quelques petites errances techniques, le festival international du film fantastique, du film de science-fiction et du thriller de Bruxelles (ou Bifff pour les intimes) avait le privilège de diffuser en avant-première Hotel Poseidon .

Hotel Poseidon est le premier long-métrage de fiction réalisé par Stef Lernous avec l’Abattoir Fermé, un collectif théâtral fondé en 1999 à Mechelen par ce dernier (directeur artistique), Nick Kaldunski (directeur commercial et manager de la compagnie) et Tine Van den Wyngaert (actrice). Leur souhait premier, dont ils ne se départiront pas durant leur vingtaine d’années d’existence, est de mettre en avant la marginalité, le grotesque et de jouer avec les tabous. Ils s’inscrivent ainsi dans une lignée d’artistes transgressifs dont la Belgique a le secret. Stef Lernous puise régulièrement dans le répertoire de la littérature fantastique belge, du film d’horreur et n’hésite pas à lorgner vers l’esthétique freakshow .

Très rapidement, Abattoir Fermé se définit comme un projet théâtral qui détonne dans le paysage culturel flamand. Leurs premières années le confirment par des pièces qui n’hésitent pas à mettre leur public à l’épreuve. Snuff (2009) , pour prendre un exemple assez radical auquel il ne faut par conséquent pas réduire leur univers, est clairement explicite sur ses intentions rien qu’à son titre. Abattoir Fermé ne s’adresse ainsi pas systématiquement à tout le monde et n’a de toute façon aucune intention de lisser ses partis-pris.

Si se positionner ainsi en outcast , en paria, peut sembler à première vue risqué, leur détermination a payé sur le long-terme et Abattoir Fermé est devenu une véritable institution au fil du temps. La marginalité n’est pas forcément incompatible avec une reconnaissance de la part de la collectivité. Après leurs débuts, puis une phase de professionnalisation et une autre de structuration qui aura permis de développer une palette diversifiée d’œuvres artistiques (monologue, comédie musicale, performance plastique, semi documentaire, théâtre de marionnettes pour les plus jeunes, etc.), le collectif s’est suffisamment consolidé depuis une dizaine d’années pour se risquer dans des projets internationaux et prendre de nouvelles directions. Un jour, c’est l’opéra en participant à la représentation de L’intruse de Maeterlinck d’une part et Tristan et Yseut de Wagner d’autre part. Un autre encore, ils se lancent dans les créations audiovisuelles avec Arcanum , film-concert accompagné d’une mixtape de Kreng, leur (fabuleux) musicien maison. Leur mise en scène empruntait déjà régulièrement au vocabulaire cinématographique. Le pas à franchir jusqu’au long-métrage de fiction était par conséquent de plus en plus ténu. Stef Lernous s’en chargera avec le film qui nous occupe aujourd’hui, l’imprégnant de ses propres lubies autant que de l’esprit Abattoir Fermé .

Alors je pourrais dire : lançons-nous directement dans l’analyse de ce film ! Nous pourrions observer à la loupe combien il est une porte d’entrée idéale à l’univers Abattoir Fermé , combien il en porte fièrement les thématiques par sa galerie de personnages monstrueux et son humour vaudevillesque (W.C. Fields est notamment une référence incontournable du directeur artistique), combien Kreng assure une nouvelle fois avec une bande originale toute de sons menaçants vêtue (écoutez donc ses Works for Abattoir Fermé , des merveilles qui font regretter de ne pas avoir assisté aux représentations que ces morceaux accompagnaient), combien le réalisme magique et le souhait de matérialiser un rêve éveillé de Stef Lernous y sont prégnants. Il y a tellement de choses à explorer ! Nous pourrions aussi évoquer les lacunes inévitables lorsqu’une troupe théâtrale s’exprime dans un autre langage artistique. Le rythme cinématographique n’est pas le rythme théâtral et il peut être difficile de conjuguer les deux héritages. Mais au lieu d’être emporté dans ces flots intarissables dont on ne sait où ils mèneront à part dévaler de quarante pages en contrebas, je souhaite plutôt vous plonger dans un conte qui vous transportera depuis les parois lisses d’un aquarium jusqu’aux tréfonds rugueux de l’âme humaine.

Hotel Poseidon : l’histoire d’un mollusque pas comme les autres

Cage de Jeanne Villepreux-Power. Credit : RMN Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN)

L’invention du premier aquarium est attribué à la scientifique Jeanne Villepreux-Power. En 1832, alors qu’elle conduit ses recherches autour des argonautes, une sorte de mollusque particulièrement primitive, elle ressent le besoin de les conserver dans un milieu artificiel pour mener à bien ses expériences. Le problème qui la taraude est le suivant : est-ce que ces mollusques sécrètent leur propre coquille ou est-ce qu’ils y habitent à la manière des bernard-l’hermite ? C’est exactement la question qui se pose lorsque Dave, l’invertébré de l’ Hotel Poseidon , ouvre enfin les yeux sur le monde onirique dans lequel il déambulera sous nos yeux tantôt interloqués, tantôt fascinés, tantôt rebutés, tantôt amusés.

Passé l’extraordinaire ouverture du film, il écarquille ses yeux sur sa coquille, une chambre en piteux état. On pourrait penser de lui qu’il est une sorte de seigneur sorti d’un sommeil millénaire, écrasé par le poids de l’existence au point de vouloir s’en retirer par une profonde hibernation. Il n’en a pas l’allure, certes. Voilà plutôt un paria qui règne sur un peuple de rats, de chats de gouttière et de chiens errants ! Il n’a pas même l’intention de se lever à première vue, ni d’assumer sa vie et de porter à bout de bras son propre destin. Son aquarium est pratiquement à sec et le fond vaseux lui permet de capter difficilement l’oxygène depuis ses branchies. Toutefois, une voix, un voisin hors-champ comme un petit dieu qui trouverait enfin matière à justifier son nom, l’exhorte à se reprendre en main. Alors, il se lève, pourvu d’une nouvelle (et certes un peu molle) énergie. On ne sait encore si cette coquille est issue de sa propre sécrétion, ou il s’agit d’un milieu indépendant de lui, tant les misères intérieures et extérieures se joignent et s’épousent en se souhaitant les pires vœux possibles. Mais, on sait au moins qu’il s’est mis en marche, lui maître des lieux et déserteur à la fois, et que son voyage est prêt à commencer.

Émaillée de rencontres improbables, de personnages hauts en couleurs, Dave sera balloté de droite à gauche de l’hôtel comme sur un navire désarticulé où la proue négocie encore avec la poupe afin de déterminer l’avant de l’arrière. Poséidon y est particulièrement remonté et n’hésite pas à jouer de lui comme d’une bille dans un flipper. Il arrive que Dave culmine, mais il redescend immanquablement pour que le dieu des mers et des tremblements de terre le relance à l’occasion d’un nouveau tour de manège.

À la façon d’un aquarium qui a la particularité que sa paroi fine et transparente rende plus troubles les mondes respectifs des surfaciens et des aquatiques, la frontière entre rêve et réalité est bien mince, même inframince au sens de Marcel Duchamp. Il est difficile de déterminer précisément ce qui commence où. Dave est un mollusque somnambule, dont les rêves pétillent depuis des grains de poussière et éclatent à la surface de la conscience. Le court laps de temps où les songes subsistent dans une coexistence contre-nature avant l’évanouissement est étiré jusqu’à ce qu’il n’y ait d’attention plus que pour lui.

Aussi fragile qu’instable, l’infime se fait cependant le nid des variations et des transformations. Lorsque Jeanne Villepreux-Power examinait avec soin ses argonautes dans ses aquariums, elle ne se doutait pas que l’un d’entre eux parviendrait à transcender sa nature au point de le rendre apte à se faire pousser musculature et ossature. La question de la nature de Dave n’est pas uniquement de savoir si sa coquille est empruntée par les aléas des circonstances ou le fait de son propre métabolisme. Si mollusque il est, il ne se réduit pas uniquement à cette taxinomie. Il est capable d’évoluer le long de nouvelles superficies, de nouvelles lignes de vie, réécrivant son histoire par-dessus celle plus prévisible de sa royauté déchue. Hotel Poseidon n’est pas uniquement l’histoire d’un mollusque. Il conte le récit d’un être humain qui s’est dévoyé de sa propre condition, a décliné jusqu’à ce que seule une petite lueur de désir le porte et qui enfin s’enflamme sous le souffle des échos lointains d’un voisin soudainement altruiste. Avec Hotel Poseidon , il n’est pas question de brosser uniquement le portrait d’un homme sur sa fin, mais également d’un homme aux capacités extraordinaires, une sorte de chaman capable de voir par-delà et en-deçà de sa propre réalité, capable de se mouvoir à la fois ici et là-bas, entre le monde des vivants et le monde des esprits.

Hotel Poseidon est un univers en état second, un film qui tourbillonne de plus en plus intensément sur lui-même jusqu’à l’apothéose d’une union du mollusque avec son devenir-humain. Le cinéma aura ainsi rarement été davantage bioscoop , un instrument à examiner le vivant de plus près, depuis ses atours les plus pimpants à ses contours les moins attirants jusqu’aux intériorités empilées en vrac de son âme.

Le tumblr d’ Abattoir Fermé : https://abattoirferme.tumblr.com

L’interview-fleuve du passionnant Stef Lernous par Karel Vanhaesebrouck (non moins passionnant professeur de l’ULB) : https://tinyurl.com/fpb6nfyy

Même rédacteur·ice :

Hotel Poseidon

Réalisé et scénarisé par Stef Lernous

Avec Tom Vermeir, Anneke Sluiters, Tania Van der Sanden, Dominique Van Malder, Steve Geerts, Tine Van den Wyngaert, Kirsten Pieters, Chiel van Berkel, Ruth Becquart

Belgique, 2021

90 minutes