critique &
création culturelle
Juste un mouvement
Ricochets et bandelettes

Choses en plus et choses en moins sur un sujet difficilement épuisable. Juste un mouvement de Vincent Meessen a été projeté au BAFF. Tantôt film sur la chinafrique, film hanté par La Chinoise de Godard et avant tout et surtout film rendant enfin justice à Omar Blondin Diop, il mérite bien quelques griffonnages, à défaut de pouvoir faire davantage qu’effleurer l’ampleur d’un documentaire exceptionnel.

Juste un mouvement a quelque chose d’une immense toile où sont étroitement tissés ensemble La Chinoise de Godard, le militant Omar Blondin Diop, la politique chinoise en Afrique, la question de la colonisation et même, dans ses sous-sols moins accessibles, une réflexion assez pointue sur la valeur de vérité de l’image. Il serait téméraire de prétendre en recenser tous les nœuds. Comme toute création laissant la combinatoire faire elle-même son œuvre, il y aurait autant de films possibles que d’êtres humains. Je me contenterai alors d’en faire vibrer quelques cordes afin d’en suivre la progression. Collant mon oreille au plus près du son, sans jamais bouger je pourrai pourtant percevoir les échos d’un nœud à l’autre à travers les temps et les espaces.

Quand Vincent Meessen dit « juste un mouvement », il propage un message cinématographique par lequel les lois de la relativité de l’espace-temps se confirment. Il ne cherche pas à simplement raconter ce qui semble être le cœur du documentaire, autrement dit, l’histoire importante et si peu racontée du militant sénégalais Omar Blondin Diop ainsi que la lutte de ce dernier contre la dictature senghorienne. Il ne le peut tout simplement pas, comme, pour le plus grand des bonheurs ou le plus grand des malheurs, ce héros révolutionnaire est pris dans la toile d’une fiction de Godard. Omar Blondin Diop apparaît dans La Chinoise en professeur improvisé à l’université de Nanterre. Dès lors, son histoire ne peut plus être simplement transmise à travers des témoignages de ses proches. Tirer un fil entraîne avec lui toute la sophistication de La Chinoise , ses boursouflures théoriques marxistes-léninistes (auxquelles se rattachaient les maoïstes français), son communisme de chambre, la vanité de luttes qui ne parviennent pas à se détacher de purs jeux de représentation ou de fantasmes. Mais, aussi et surtout, son importance historique. Ce film précède d’un an le mai 68 français et exprime l’esprit de révolte étudiante durant cette période. En tirant juste par un mouvement Omar Blondin Diop à lui, Vincent Meessen entraîne à la fois toute une époque et une manière très particulière de la transmettre. Cette dernière n’est pas celle d’un Lumière, qui se contentait de peintures en mouvement de la réalité, mais plutôt d’un Méliès, où, par l’illusion et le faux, la réalité apparait scintillante et vivante comme jamais.

Rien de plus difficile dès lors  que de mettre en lumière le militant sénégalais ! Sous le regard de Godard, il est à la fois lui-même et un élément dans le jeu de poupées communistes auquel se livrent les étudiants de cette histoire. Bien que Vincent Meessen aurait pu ignorer ce pan du passé pour découper son documentaire en suivant des pointillés moins capricieux, au contraire, il s’en empare et la jette au loin afin qu’elle fasse ricochet sur la surface miroitante du cinéma et se propage de présents en présents. L’histoire de Omar Blondin Diop se met à ondoyer, jusque-là soigneusement emballée dans son cocon de soie, et part à la dérive en entraînant avec elle des bouts de Godard. Juste un mouvement consiste à présent en un démontage soigneux de La Chinoise , non pas pour le trahir, mais pour mieux rendre compte de ce curieux phénomène ondulatoire en dérivées secondes, ternaires et ainsi de suite. Par ce geste, Juste un mouvement absorbe la palette de couleurs du film pré-soixante-huitard et les dégorge dans le Nanterre d’aujourd’hui, dans le Sénégal d’aujourd’hui, dans l’Afrique d’aujourd’hui, afin que ces moments présents miroitent de façon inhabituelle et enrichissent le réel d’imprévus. À tel point, d’ailleurs, que ce qui est transmis tend à laisser des résidus qui embarrassent l’œil et l’esprit.

Dans ce monde qui est le nôtre, Mao est derrière nous, les révoltes ne peuvent plus compter sur une alternative communiste, le capitalisme est plus que jamais seul et unique vainqueur de l’Histoire. À présent, la Chine compte un grand nombre d’entrepreneurs qui se sont lancés dans le Far West africain et, à plus grande échelle, dans des accords commerciaux d’envergure. La Chinoise sénégalaise abat les murs de l’appartement nanterrien pour dévoiler un univers où la Chine apparaît derrière les si controversés instituts Confucius, derrière son influence culturelle grandissante, derrière les innombrables infrastructures qu’elle a bâties et continue à bâtir. Elle n’a plus l’aspect d’un livre rouge dont on pourrait remplir des rayonnages. Elle est là de façon moins idéologiquement marquée, en apparence, à travers ses marques dont elle inonde les marchés africains. Toutefois, il ne faut pas croire que ce n’est qu’une présence discrète. Elle n’a jamais été autant incontournable.

Il en est de même quand Vincent Meessen, faisant un pas de plus, décide de se mettre en retrait pour offrir au spectateur et à la spectatrice des images du renouveau documentaire sénégalais. Les ondes continuent de se propager de proche en proche et La Chinoise de Godard réapparait sous de nouveaux traits dans une œuvre locale consacrée à Omar Blondin Diop. La silhouette de La Chinoise épouse la scansion de mots dans un cours de mandarin, la répétition de gestes d’arts martiaux en suivant les instructions d’un maître shaolin sénégalais ou encore par des théories ésotériques sur les cinq éléments. Quand elle n’est plus simple tradition mais aussi cinéma, la chinoise devient analyse cinématographique à la lumière de l’histoire. Quand elle n’est pas simple théorisation, mais véritable pratique, elle transpose les fameux travelings godardiens, qui marquent si fortement le style visuel du film, pour les implanter dans de nouveaux territoires sans jamais trahir ses couleurs d’origine.

Par sa démarche audacieuse et innovante, Juste un mouvement évite clairement d’enclore Omar Blondin Diop dans le regard de Godard et de nombreux spectateurs et spectatrices français et françaises qui n’y verraient qu’un étranger aux idées idéologiquement déterminées. La Chinoise prend ici l’aspect d’une machine à évoluer dans le temps, et ce non pas par sauts comme dans le livre de H.G. Wells, et plutôt comme une structure métamorphe ondulatoire qui se maintient dans sa perpétuelle instabilité en faisant jouer les époques et les lieux. Elle devient une machine à libérer les images pour les étirer en d’infinis paysages qui prennent source dans le passé et n’entrent en gare que dans un futur brumeux. De Godard jusqu’à Juste un mouvement , La Chinoise fréquente un même train, mais en ne regardant pas dans la même direction. Anne Wiazemsky, incarnant Véronique, y discute avec Francis Jeanson, jouant son propre rôle, à propos du sens à donner à la lutte marxiste-léniniste (ou lutte tout court) et de la justification ou non d’éveiller les consciences à partir d’actions violentes. Felwine Sarr y évoque le sens à donner à la restitution des œuvres d’art tout en faisant preuve d’un étonnant aveuglement au sujet de la politique chinoise. Dans le passé, Omar Blondin Diop montrait une voie à suivre, peut-être pas LA voie, mais du moins invitait chacun à trouver la sienne pour ne pas gober tout rond les couleuvres de l’Afrique néocolonialiste et de l’impérialisme. À présent, ses héritiers et ses anciens compagnons de route questionnent son héritage.

Toutefois, que ce soit dans le passé ou dans le présent, un même problème de jeux de miroirs demeure. À la fin des années 60, le regard positif que de nombreux français portaient sur le maoïsme était surtout dû à la projection de leurs élans de liberté sur un monde qui n’aspirait pourtant qu’à réduire le libéralisme à sa plus simple expression. Il ne fait à présent aucun doute que la révolution culturelle se résumait essentiellement à une période de chaos proche de la guerre civile et parcourue d’une persécution persistante. Il en allait dans l’autre sens. Le regard optimiste que le parti communiste imposait à sa population à propos du mai 68 parisien reflétait les préoccupations idéologiques locales. Cela signifie en filtrant soigneusement les manifestations de liberté individuelle afin de montrer que la juste révolution se poursuivait jusqu’en France.

« la Chinoise » de Godard, 1967

Peut-être est-il possible de transposer ceci 50 ans plus tard, alors que le pays devient à nouveau une source d’inspiration ? Certes, les investissements sont importants et le géant asiatique met en avant le « win-win » et ses plus beaux atours à de nombreuses reprises. L’influence chinoise est souvent vue comme une manière de sortir du néocolonialisme en rompant avec la dépendance économique à l’égard des pays occidentaux. Ce tableau peut aisément convaincre du bien fondé de la voie prise par la Chine de nos jours. Cependant, les zones d’ombre ne manquent pas. Les cas de collaboration avec des États africains sont souvent assortis d’un apparat médiatique qui n’existe pas en contexte occidental, faisant parfois d’un coq un bœuf. Les cas d’endettement et de ratés sont trop importants pour les ignorer. De même, du point de vue de la politique intérieure de la Chine, le miracle économique chinois repose sur un hypercapitalisme à marche forcée auquel sa jeunesse adhère avec de plus en plus de réticence. Quiconque est à l’écoute des tendances récentes du pays aura entendu parler du mouvement de non-coopération Tang Ping, promouvant, comme son nom l’indique, la posture couchée au lieu de courir vers des chimères. Quand Felwine Sarr loue la Chine pour sa capacité à construire l’Afrique contemporaine, une distance prudente est préconisée. L’apport révolutionnaire de la Chine actuelle n’est peut-être pas là où on le croit, et plutôt s’incarnerait par un meme mignon d’un chat un sac en papier sur la tête…

… et le cœur battant à l’unisson de Juste un mouvement et de La Chinoise reflète ces jeux de représentation en mettant en évidence toute la théâtralité de l’Histoire. Que Meessen reprenne un cadre godardien pour parler du présent n’est en rien innocent. Il se distancie lui-même de ce qu’il filme, donnant à penser que, malgré le caractère tragique qu’a pu prendre la vie d’Omar Blondin Diop, elle n’est ici que fixations partielles d’une réalité vivante évaporée. Le cinéma ne s’empare de la vie que pour la transfigurer en une vie autre dont l’origine ne subsiste qu’en ombre. Comme Marcel Broodthaers avec ses séries de peintures interrogeant la distance entre le signe et la réalité, la toile de Meessen vibre différemment à chaque variation de son sujet, relançant la quête du sens sous les auspices d’autres époques et d’autres lieux.  La Réalité est absente, là où les réalités peuvent néanmoins subsister.

À ce sujet, Jean-Pierre Léaud dans La Chinoise a quelque chose à nous montrer pour nous donner une idée de ce qu’est le théâtre. Pendant qu’il se couvre le visage de bandelettes, il dit : « Les jeunes étudiants chinois avaient manifesté devant la tombe de Staline à Moscou et naturellement les policiers russes leur avait foutu sur la gueule et les avait matraqués et le lendemain en signe de protestation les étudiants chinois s’étaient réunis à l’ambassade de Chine et avaient convoqué tous les journalistes de la presse occidentales. Il y a un jeune chinois qui est arrivé avec le visage entièrement recouvert de bandages et de pansements. Il s’est mis à gueuler : « Regardez ce qu’ils m’ont fait ! Regardez ce que j’ai ! Regardez ce que j’ai ! Regardez ce qu’ils m’ont fait ces salauds de révisionnistes ! ». Alors, tous ces moustiques de la presse occidentale se sont précipités autour de lui et ont commencé à le mitrailler avec leurs flashs pendant qu’il était en train d’enlever ses bandages. Ils s’attendaient à voir son visage complètement lacéré ou couvert de sang ou plein de… plein de choses comme ça. Et lui, il enlevait ses bandages comme ça tout doucement pendant que les autres le photographiaient. Et il l’enlevait… Et à ce moment-là, ils se sont aperçus qu’il y avait rien du tout sur le visage. Alors, naturellement, les journalistes se sont mis à gueuler : « mais qu’est-ce que c’est que ces Chinois, ce sont tous des fumistes, ce sont tous des comiques, qu’est-ce que ça veut dire ! ». Et, pas du tout, ils n’avaient rien compris du tout. Non, ils n’avaient pas compris que c’était du théâtre, du vrai théâtre, une réflexion sur la réalité. »

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