Madame de…
Les pérégrinations en boucle d’une paire de… boucles pour un… bijou absolu du cinéma littéraire à la française .
Vers 1900, à Paris, Louise, une coquette de la haute société, se trouve pressée par des dettes (jeu ? dépenses inconsidérées ?). Plutôt que d’avouer à son époux, un général, elle sollicite l’aide discrète du bijoutier auquel ce dernier avait eu jadis recours et lui revend ses sublimes boucles d’oreilles. Pour justifier la disparition, elle feint de les avoir perdues lors d’une soirée à l’Opéra. On aurait pu en rester là si le mari, André, n’avait pris les choses très à cœur, remuant ciel et terre, suscitant un petit scandale mondain relayé par les journaux. Le bijoutier, voulant mettre un terme aux rumeurs de vol et aux soupçons divers, va trouver le général. Mis au parfum, celui-ci rachète les boucles mais n’en dit mot à sa femme, les offrant cette fois à sa maîtresse, comme cadeau de rupture, avant son départ pour Constantinople. Or celle-ci va à son tour connaître des revers de fortune et revendre les boucles, qu’un diplomate italien, Donati, va acquérir, avant de prendre un poste à Paris… où il tombera amoureux de Louise, et réciproquement. Le récit, dès lors, va combiner la subtile mélodie des amours au sein du triangle Louise/André/Donati avec la rythmique implacable d’une ligne de basse assurée par la sarabande des allées et venues du bijou, qui n’a de cesse de changer de mains, entraînant maintes péripéties, nous faisant glisser de la comédie vers la tragédie.
Mises en abyme à foison !
Les boucles en forme de cœur sont donc au… cœur de l’action : son moteur, de la scène initiale à la dernière, mais le révélateur des passions et des âmes aussi. La construction s’avère hypnotique ou étourdissante, comme un carrousel tournant autour de l’axe/bijou, pour reprendre une image de Max Ophuls lui-même, qui évoquait le Boléro de Ravel.
Musclé par cette trouvaille, le film déploie une panoplie d’atouts. La mécanique narrative impeccable s’accompagne de dialogues finement ciselés ou d’analyses psychologiques délicates dignes de la plus haute littérature (NDLA : Ophuls adapte un court roman de Louise de Vilmorin et Marcel Achard a retravaillé les répliques). Ces aspirations classiques annonceraient un Rohmer si elles n’étaient rehaussées par un génie cinématographique pur : la caméra, fuyant le plan fixe pour le mouvement, rend compte d’une vision du monde qui met la vie et sa versatilité, ses mille et une contradictions au centre de tout.
Mise en abyme encore et encore. Car cette agitation, à l’encontre d’une approche méditative, est en adéquation totale avec son sujet : la description d’une coquette qui passe d’un bal à un concert, dans un divertissement permanent. Ce qui renvoie à la haine de soi pascalienne, à l’impossibilité du repos, qui permettrait pourtant de s’affronter pour penser, se penser, avec ce danger, qui effraie la médiocrité qui est en nous, que la remise en question implique la possibilité d’une rupture et menace ainsi le confort des habitudes et du connu.
Mais, de cette immersion dans la frivolité, jaillit l’émotion, en contrepoint magistral, bouleversant. Danielle Darrieux/Louise (son plus grand rôle ?) réussit la gageure d’instiller de la profondeur dans la vacuité, du drame (« La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue »), comme elle insuffle de la légèreté, a contrario, à d’autres moments, pour dégonfler la baudruche de la gravité. D’un mot, d’un geste, d’un frémissement. Un contrepoint philosophique. Car la vie est tragique et ce tragique est comique, l’incommunicabilité étant désespérante mais nos comportements des parades inadaptées et trop souvent ridicules.
Charles Boyer n’est pas en reste, qui nous offre une interprétation sublime du général, qui semble incarner toute la difficulté d’être un homme, un notable, un mari dans une société soumise aux codes et carcans. Derrière le cynisme, la muflerie parfois ou la considération hautaine de son statut, affleure le désir de faire exploser la gangue, d’aventurer des bribes de sincérité et d’aveux qui pourraient, mieux entendus ou mieux assumés, incurver les destins. Ses répliques à Louise alignent les perles, comme « Le malheur s’invente » ou l’admirable litote « Nous ne sommes que superficiellement superficiels », qui escamote un long discours (analyse de leur vie conjugale, voire impossible déclaration d’amour).
Nous sommes ici dans un art total, qui nécessite un choix judicieux des sujets mais, ensuite, une capacité hors normes à les ré-animer , où l’héritage littéraire de la source se conjugue avec les battements d’ailes de la caméra, le tout transcendé par des acteurs sensibles et talentueux, investis, qui parviennent à gommer l’artifice, la sensation du morceau de bravoure. Un art pudique de l’évanescent, à l’envers de la mécanique si bien huilée, mis en abyme dans le titre même du film, Madame de… Car, de Louise, nous ne connaîtrons jamais l’identité. Comme si elle l’avait trop longtemps désertée pour son étiquette sociale ?