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Stupid Questions
Une interview d’Abel Ferrara au Festival International du Film de Mons

Abel Ferrara au Festival International du Film de Mons pour présenter son film Pasolini ? Une occasion à ne pas manquer pour le cinéphile Stefan Thibeau, qui rêvait de rencontrer ce réalisateur sulfureux. Avec Morgane Eeman , ils ont dégainé leur meilleur anglais pour une interview… sur la brèche de bout en bout !

12 mars 2022, Abel Ferrara fait irruption dans la chambre 19 de l’hôtel Van der Valk à Mons . Fidèle à lui-même, il salue tout le monde chaleureusement, d’un check du poing. Puis le silence se fait, la tension monte et l’humeur d’Abel change. Toute l’interview sera un va-et-vient de up and down , savamment organisé par Abel, comme pour apporter de la vie à ce qui ressemble à un énième press junket . Le réalisateur de Bad Lieutenant semble en contradiction permanente avec son envie d’apaisement bouddhiste et ses démons passés. Ou est-ce seulement un désir de faire naître une impression de chaos déterminé ?

Abel Ferrara (à son accompagnante) : Rends-moi service, prends une photo du cadre de la caméra, j’ai envie de voir de quoi j’ai l’air.

Morgane Eeman : Vous êtes très bien !

Abel Ferrara : Je jugerai par moi-même.

L’accompagnante : Surexposé…

Abel Ferrara (désignant le panneau publicitaire du festival derrière lui) : Oh, je vois, je suis devant ce putain de truc…

Abel Ferrara (à Stefan Thibeau, qui gère l’image derrière la caméra) : Mets la caméra plus haut, mec, mets ce truc plus haut ! Plus le mec est vieux, plus haut doit être placée la caméra. Et regarde-moi… (faisant des gestes, plaçant ses mains de plus en plus haut) quand on a 60 ans, c’est là, quand on a 70 ans, c’est là… Et j’ai 70 ans ! Donc plus haut, c’est mieux !

L’interview peut maintenant commencer.

Morgane Eeman : Deux de vos films seront projetés aujourd’hui au Festival International du Film de Mons, Pasolini et The King of New York . Trente ans séparent ces deux films. Diriez-vous que l’industrie du cinéma a changé entre-temps ? Avez-vous dû modifier votre façon de faire depuis vos premiers films ?

Abel Ferrara : Est-ce que je dois changer ma façon de faire des films parce que l’industrie a changé ? Je ne crois pas avoir le choix. Je fais partie de la communauté cinématographique de ce monde. Je réagis à d’autres films et à d’autres choses.

ME : Y a-t-il des choses que vous avez apprises en faisant vos premiers films et qui ont induit des changements dans votre processus créatif par la suite ?

AF : J’apprends tous les jours, et quand je fais des films, c’est là que j’apprends vraiment. C’est pour ça que je continue à faire des films. Je ne fais pas ça pour parler, je fais ça pour apprendre. Vous voyez ? Je ne fais pas ça pour apprendre des choses aux gens, mais pour apprendre moi-même.

ME : Vous faites des films parce que vous avez des choses à dire ?

AF : Tout le processus, c’est de l’expression de soi. C’est comme ça, c’est un voyage collectif, n’oublions jamais ça ! Et depuis le tout début, les gens peignaient sur les parois des grottes, c’est primal, c’est comme le sexe, comme manger ou respirer. S’exprimer en tant qu’individu, c’est faire partie du genre humain.

ME : Est-ce que vous rencontrez plus de difficultés pour faire des films aujourd’hui ?

AF : Des difficultés avec quoi ? Avec qui ? Faire des films, c’est une affaire collective, c’est quelque chose qu’on fait en groupe. Vous n’êtes pas un poète, vous n’êtes pas un peintre, quand vous faites des films, ça veut dire que vous faites partie d’un groupe.

ME : Je vous demandais si votre processus créatif avait changé, parce que j’ai l’impression que vos films les plus récents sont un peu plus autobiographiques. Votre documentaire Piazza Vittorio , Tommaso et même Siberia , qui était annoncé dans Tommaso , ces films-là semblent provenir d’une même impulsion, tous imprégnés de votre vie. Est-ce parce que votre approche de la fiction a changé ? Ou parce que vous vous connaissez mieux aujourd’hui ?

AF : Je pense que c’est juste les racines, d’où l’on vient. Ça vient de Godard, de Cassavetes, du néo-réalisme, Fassbinder… Finalement, ton art reste proche de chez toi, d’où tu viens. Tu filmes ta copine, tes amis, tu filmes où tu vis… Vous savez, je suis un réalisateur de rues : on filme ce qu’on a, et c’est notre vie. On n’a pas fait de documentaires avant… je veux dire, Driller Killer , c’est un documentaire. Mais on n’a commencé à faire un vrai documentaire il y a quoi ? Quinze ans… Et après on a commencé à en faire plein. Chelsea on the rocks , Piazza Vittorio … J’en fais un sur Patti Smith maintenant ! Donc je ne vois pas de séparation [entre la fiction et le documentaire], on tourne et c’est tout, c’est comme ici, maintenant, on tourne une scène. Et cette scène fait partie d’une histoire. C’est ça, l’histoire : vous, vous aviez besoin d’une interview, et moi, je suis là. (Désignant Stefan) Lui, il est fan de moi ! Donc je dois m’assurer qu’il ne rentre pas chez lui mécontent. Je ne veux pas le décevoir. ( Montrant son accompagnante ) Elle, elle est perpétuellement déçue, peu importe ce que je dis ! ( S’adressant à Morgane ) Et vous, on le saura plus tard… ( S’adressant à Kevin Stel, derrière la deuxième caméra ) Et lui, il filme de l’autre côté… Tu aimes vraiment cet angle ?

Kevin Stel : Il est parfait ! C’est votre meilleur profil !

ME : Avec votre film Pasolini , pour la première fois, vous avez pris un personnage ayant réellement existé.

AF : On l’a fait avant, avec DSK…

ME : Oui, la même année ! Qu’est-ce qui résonne en vous chez Pasolini ?

AF : C’est un professeur, il change la vie, pour tout le monde. Pour nous, pour les Italiens-Américains peut-être encore plus, la connexion est profonde, pour beaucoup de choses et pour beaucoup de raisons… et plus vous allez loin… Vous savez, Pasolini, ses livres, sa poésie, sa musique, ses articles, sa pensée, sa vie, c’est tout ce qu’on aspire à être. C’est notre professeur, voilà, et on aspire à être un professeur.

ME : Qu’est-ce qui fait que Pasolini est toujours d’actualité aujourd’hui ?

AF : Il a toujours été d’actualité ! Son travail est comme… Qu’est-ce qui fait que Shakespeare est toujours d’actualité ? Qu’est-ce qui fait que Jésus est toujours d’actualité ? Ce n’est pas un homme de son temps, c’est un putain de médium… Ses films, vous les voyez aujourd’hui, ils semblent abstraits, absurdes, exceptionnels ! Personne n’a fait de films comme lui, c’est impossible. Il surplombe tout le monde ! C’est un penseur, quelqu’un qui ressent les choses, il est plein de compassion, il vit une vie tout à fait personnelle, il est l’expression de la pure volonté, de la liberté personnelle… Il dit tout ça dans mon film ! Je ne fais que le citer, il n’y a rien dans le film qui n’est pas de lui. Vous voyez ce que je veux dire ? On n’invente rien, je n’ai pas écrit une seule ligne de dialogue dans Pasolini , ce ne sont que des citations, ce n’est que lui qui parle, via les recherches que j’ai faites.

ST : Comme son film, Porno-Théo-Kolossal

AF : Oui, le film qu’il n’a pas terminé, on l’a imaginé, mais il est mort avant de pouvoir le tourner. C’était une tragédie ! Il avait 16 ou 17 ans de moins que moi quand il est mort. C’est son centième anniversaire ! Ces Italiens, ils vivent jusqu’à 80 ans, jusqu’à 90 ans ! Il aurait pu continuer à faire des films pendant encore 25 ou 30 ans. C’est vraiment une tragédie ! La mort de n’importe quel poète est une tragédie… Mais pour lui, c’est vraiment tragique de mourir si jeune, il venait juste de finir l’un des plus grands films jamais réalisés : Salò ou les 120 journées de Sodome . Quel incroyable film ! Il avait deux scénarios, l’un à propos de Saint-Paul, un chef-d’œuvre montrant Saint-Paul de nos jours, et ce putain de Porno-Théo-Kolossal , tellement bon aussi… Il venait d’écrire un roman de 700 pages, il écrivait toutes les semaines dans le journal Corriere della Sera … Imaginez-vous écrire un article toutes les semaines dans un journal qui, politiquement, fait réagir le monde entier, plus un roman de 700 pages, plus deux films prêts à tourner, plus un putain de film fini ( Salò…) . Pensez-y, vous, vous faites quoi ? Nous on finit un film, on n’a aucune idée de ce qu’on va faire ensuite. C’est un putain de lion, nous on est des putains d’agneaux ! On est des bébés ! Lui, c’est un homme ! Les gens continuent à me demander « pourquoi Pasolini ? » Quelle bête question… Mais bon, ce n’est rien, vous savez quoi ? Il n’y a pas de question stupide. Vous savez ce qui est extraordinaire avec Pasolini ? Plus la question était stupide en interview, meilleure était sa réponse, et plus il était généreux dans ses réponses. Quand quelqu’un lui posait une question débile, il ne partait pas en disant : « Va te faire foutre ! » Il prenait la question et en faisait une réponse exceptionnelle. Mais je n’ai pas encore appris cette leçon-là…

ME : L’année dernière, vous avez réalisé votre dernier film Zeros and ones : le monde en temps de pandémie vous a-t-il inspiré ou aviez-vous besoin de faire un film pour contrer l’ennui ?

AF : Rien ne m’ennuyait, ça m’a ramené à la vie ! Je me suis senti tellement vivant ! Je ne me faisais pas chier du tout pendant la pandémie. Vous vous êtes ennuyés, vous ? Je me battais pour ma vie ! On a fait le film malgré tout : il n’y avait pas encore de vaccin ni rien, on était en plein confinement… Vous savez, Ethan Hawke, on lui a fait traverser la frontière en le mettant dans le coffre d’une voiture, on l’a fait entrer comme ça dans le pays, et puis on a tourné le film avec une équipe réduite, très vite, et puis c’est tout. J’ai 70 ans, c’est pas un très bon timing pour attraper cette maladie, et je crois qu’elle existe. Donc on a fait le film, et évidemment le film aura quelque chose à voir avec l’époque à laquelle je vis… Je ne vis pas sous cloche, je vis dans le monde !

Soudain, Abel Ferrara apostrophe chacun de nous, affirmant qu’on ne comprend pas un traître mot de ce qu’il raconte, se demandant qui va traduire tout ça pour que le lecteur/spectateur de l’interview comprenne au moins ce qu’il dit.

AB (S’adressant à Stefan) : Que veux-tu vraiment savoir ? Pose-moi une question, c’est toi, mon fan, ici !  Oublie tes questions écrites, qu’est-ce que tu veux me demander ? Je suis là devant toi, tu es mon fan et je suis là, qu’est-ce que tu veux savoir ?

ST : Pour moi, tous vos films font partie d’un même tout…

AF : C’est vrai, ils viennent tous l’un à la suite de l’autre, ils sont tout à fait connectés, si on ne coupe pas entre chaque film, ça fait un long film entier. C’est mon travail, c’est ma vie, c’est mon moyen d’expression, c’est ce que je fais et je crois en ça. Et je ne suis pas encore parvenu à tout comprendre, c’est toujours étonnant pour moi, tout ce que je fais.

ST : Vous dites que chaque film que vous faites est un miracle…

AF : Oui, chaque film terminé, c’est un miracle, parce que tellement de choses peuvent arriver et empêcher un film de se faire, en dehors de tout jugement sur les films. Vous savez comment c’est, vous essayez aussi de faire des films… C’est vraiment pas facile, rien que le fait d’essayer qu’un film se fasse… Vous savez combien de films on n’a pas faits ? Combien de films je voulais faire et qui ne se sont pas faits ? Combien de fois j’ai eu le cœur brisé ? Beaucoup ! Quand tu fais un film, tu peux faire tout comme il faut… Tu fais une seule bêtise, et le film ne se fait pas. Les chances sont minces… Et vous, pourquoi vous êtes dans ce business ? Vous ne pourriez pas plutôt être docteur ? (rires)

ST : Préférez-vous faire des films dans l’industrie du cinéma ou faire des films que vous appelez « des petits miracles » ?

AF : Je fais mon truc, mec ! Je suis dans l’industrie, je suis l’industrie ! Vous voyez ce que je veux dire ? Tout le monde l’est ! Je suis un réalisateur d’Hollywood, tout comme vous. Si vous faites des putain de films, vous faites partie des réalisateurs hollywoodiens ! Hollywood n’est pas un putain de lieu en Californie, c’est un état d’esprit. Et Hollywood lui-même est rempli d’étrangers. Personne ne vient d’Hollywood, tout le monde vient de Roumanie, de la putain de Tchécoslovaquie… Tout le monde là-bas, ce ne sont que des cinglés qui viennent du monde entier. Je fais partie du monde du cinéma, tant que je vivrai. Et c’est ce que je ressens, c’est ce que je fais, ce n’est pas comme si j’étais extérieur à quoi que ce soit, je suis dedans, et qu’est-ce que ça peut bien faire ? Il faut arriver jusqu’à l’écran, il faut rendre ça possible. Vous devez prendre ce que vous avez en tête… Et c’est l’événement des gens qui regardent ça qui fait que le film devient un film. Vous voyez ce que je veux dire ? Et ensuite l’expression, les idées et vos sentiments à propos du film… Tu me connais déjà alors que je ne t’ai jamais rencontré, c’est un putain de miracle, mon gars ! On a une connexion l’un à l’autre, bien que je ne t’aie jamais vu, jamais rencontré. Uniquement grâce aux films. Tu vois, tu es connecté à tout un tas de gens dans le monde. Et ce n’est pas une question de langue, je vous taquine à propos de la langue, mais c’est parce que c’est une interview, et les interviews, putain, ce n’est que du langage ! Personne dans cette pièce ne parle ma langue, qui est la langue des gens du Bronx, mec ! Ma langue vient du Lower East Side à New York, 1980 ! Donc personne ne parle ça ! Personne ne va comprendre ça, à part mes potes. Mais quand je fais un film, là, je parle au monde entier ! Parce que c’est un langage que le monde entier connaît et ça me relie au monde entier. Tu piges ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre des mots ?!

Interview préparée, menée et traduite
par Stefan Thibeau et Morgane Eeman pour Karoo.

Version filmée : image de Stefan Thibeau et Kevin Stel,
son et montage de Stefan Thibeau,
sous-titres de Morgane Eeman et Stefan Thibeau pour Faim de Séances .

Merci à Jackie Pierno Weber pour son aide pendant la traduction de l’interview.

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