critique &
création culturelle
Twin Peaks III
Visions croisées 9/9

Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TV mythique Twin Peaks , centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent Tholomé et le romancier Philippe Remy-Wilkin .

Épisode 9.

BONUS : les analystes Vincent et Phil analysés. Sur le divan !

Phil : Je voudrais revenir à une réflexion que tu avais émise en cours de route et qu’on a laissée sans issue. Or il faut oser dénouer des fils, satisfaire un spectateur/lecteur du premier degré, non ? C’est mon optique et je mise en abyme .

Tu parlais des conceptions qui nous mènent à des appréhensions différentes de la fiction. Dans mon cas, il faudrait se demander pourquoi je suis passionnément attaché à l’orchestration méticuleuse d’une histoire, cette valeur-là précédant toutes les autres composantes d’un récit (le niveau de langue, la qualité des personnages, le fond philosophique ou didactique, l’inventivité et l’originalité sous toutes leurs facettes, etc.).

Je veux bien t’offrir un scoop, une plongée psychanalytique dans ma trajectoire. Prêt ?

Enfant, j’ai bénéficié d’une immense chance issue d’une malchance apparente. Mon parrain était pauvre, très pauvre, et n’avait pas les moyens de m’offrir des cadeaux. Je n’ai donc jamais reçu un cadeau neuf pour mes anniversaires, Saint-Nicolas ou Noël. (NDLA : Oui, là, je prends de l’avance, Vincent, plusieurs lectrices ont fondu en larmes ! Et des lecteurs aussi, j’espère.) Mais, à la place, il m’offrait de très vieux albums de ses collections de recueils Tintin ou Spirou (les magazines). Dès ma prime jeunesse, avant même mes 6 ou 7 ans, je me suis retrouvé avec des embryons de collections, d’autant que d’autres albums étaient offerts à des cousins. Pour la plupart des récits, je ne possédais ni le début ni la fin mais quelques (dizaines de) pages. Ce qui a décuplé mon désir de posséder le contrôle sur une histoire, de A à Z, je subodore. J’ai commencé à écrire des récits complets (en BD, alors) dès mes 6 ans, refusant une année entière de sortir en cours de récréation, ou à réaliser de mini-fresques avec des petits persos en plastique. Durant toutes mes primaires, ce furent mes plus grandes activités hors lecture et école, et je commençais mon premier roman en fin de 6e. Ajoutons un zeste freudien avec une enfance encombrée de secrets de famille, avec un arrière-plan épique (vie en Afrique de mes parents et traumatismes mystérieux). Voilà, tu as compris : j’ai un besoin quasi névrotique de confrontation à un récit COMPLET et normé, où il y a des questions ET des réponses, m’arrachant aux frustrations de sens de ma prime jeunesse.

Ceci dit, ça intéresse quelqu’un ? Non (NDLA : si, notre rédac’chef qui comprend enfin pourquoi je suis fou !). Mais l’intérêt est de donner prise et poids à ton interrogation sur ces structurations mentales qui déterminent notre rapport aux objets culturels.

Satisfait ?

Et toi ? Tu as une explication sur ta structuration mentale ou tu la joues à la Lynch (« No way ! », « Bullshit ! ») ?

Vincent : Oh oui oui, je pourrais te donner des tas d’explications, je pense, mais pas sûr du tout qu’elles soient les plus justes ou les plus réelles ou les plus vraisemblables ! Ai la manie de tout refondre, tout le temps, y compris ma propre histoire ! Bref, vais juste te dire deux choses, deux faits qui, provisoirement, explicitent pourquoi et comment je n’ai pas toujours besoin qu’un récit, film ou livre, me donne toutes les clés, soit méticuleusement construit.

D’abord, eh bien, le fait d’avoir reçu aussi, des années durant, d’un oncle et d’une tante, en cadeau de St-Nicolas ou de Noël, des compils des journaux Spirou , Tintin et Pilote comparables aux tiennes, figure-toi ! Des heures de lecture ! Des bonheurs à me plonger dans les images, à en scruter les détails à défaut d’en saisir toute l’histoire, toute la trame – on n’avait que quelques pages d’un récit, au bout du compte, en effet ! Mais plutôt que de nourrir une espèce de frustration, ça aura déclenché autre chose : le plaisir de contempler, en quelque sorte, de trouver dans une case de BD le détail qui exploserait comme un popcorn , déclencherait ma vaste machine à rêves.

Et puis aussi : mon tout grand maître en matière de narration aura été un autre oncle. Absolument exaspérant. Incapable de vous raconter un épisode de sa vie sans prendre la tangente, sans ouvrir d’interminables parenthèses débouchant elles-mêmes sur d’autres parenthèses, etc. Capable de se focaliser, des heures durant, sur un détail minuscule et sans aucun intérêt, comme si ce détail était capital, allait avoir un rôle essentiel à jouer dans l’économie du récit. Et, au bout du compte, nada, ce détail n’avait réellement aucun intérêt ! Très lynchien , mon oncle, pas vrai ? Mais le plus curieux est encore ceci : cette façon de raconter nous insupportait, vraiment, quand nous étions enfants et ados, mes frères et moi. Mais depuis quelques années, la plupart des choses que j’écris prennent le même pli que les récits de mon oncle : interminables digressions dans les digressions, focus sur un détail plutôt que sur les fils narratifs, etc. Bref, ne suis pas loin de considérer que tout ce que j’écris depuis quelques années est comme un hommage mi-conscient, mi-inconscient, à cet oncle, à cette figure de l’enfance qui nous aura autant fait rire qu’exaspérés, autant charmés que mis en colère !

Et voilà, Phil ! Mm. Pour le montant de la consultation, c’est à toi que je règle ?

Phil : Il est tout de même hallucinant qu’une saison III à laquelle j’accolais un « Néant ! » aussi concis que rédhibitoire ait accouché d’un feuilleton en neuf épisodes d’analyses, réflexions… et introspections. Grâce t’en soit rendue, Vincent. Somme toute, tu as réussi la mise en abyme parfaite du projet que tu prêtes à Lynch, nous conduisant à édifier une (autre) machinerie se jouant à deux niveaux, qui se termine dans un divan.

C’est que… Ce que tu rapportes sur cet oncle me laisse encore pantois, ayant eu moi aussi une conteuse à mes côtés durant près de vingt ans : ma mère, tout récemment disparue. Qui s’ingéniait à me raconter sa vie depuis ma plus tendre enfance, d’une manière très particulière, esquissant une sorte d’épopée familiale, où chacun (grands-parents, professeurs, frères et sœurs, etc.) avait son rôle et ses caractéristiques, brossant des moments-clés de son destin, de sa formation, de ses traumatismes. Mais, extrêmement tôt (avant même les primaires), utilisé moi-même comme acteur de son film et goûtant fort peu certains aspects du scénario, j’ai laissé émerger une « ère du soupçon », comprenant roman où elle affirmait histoire , cherchant dès lors à comprendre les soubassements de l’intrigue… pour y imprimer un sens plus authentique. Je n’en dirai pas plus. Sauf que… Nous venons peut-être d’expliquer comment deux vocations d’auteurs/médiateurs sont nées, renvoyant à mille autres, à cette manière qui appartient à chacun/chacune de réagir à son vécu et de retourner les négations en points d’affirmation.

Le fait qu’on soit passé par des expériences de vie (les recueils BD aux pièces manquantes, un parent conteur) si proches mais gérées de manière si contrastée interpelle. Et propose une leçon d’humilité aux analystes en tout genre (nous compris ?) qui arriment trop solidement causes et conséquences.

Merci pour le voyage, Vincent ! Inoubliable pour moi.

Vincent : Et merci à toi, amigo, d’avoir proposé ce voyage.

Phil RW et Vincent Tholomé

En guise de générique…

Quelques liens ou sources pour en savoir plus sur Lynch et son œuvre

Quelques blogs, sites et vidéos décortiquant Twin Peaks III

Et le podcast d’une émission radio avec Pacôme Thiellement comme invité.

Twin Peaks III
Visions croisées
Même rédacteur·ice :

Twin Peaks : The Return

Réalisé par David Lynch

Scénario de Mark Frost et David Lynch

Avec Kyle MacLachlan, Sheryl Lee, Laura Dern, Naomi Watts

Showtime, diffusion originale du 21 mai 2017 au 3 septembre 2017
États-Unis
18 épisodes