Du déséquilibre
des figures
19 février 2018 par Thierry Defize dans Livres | temps de lecture: 5 minutes
Onze femmes entre 1830 et 1973 ; onze destins poignants pour ses auteures de référence. Regard sur Marcheuses au bord du gouffre, un recueil de biographies par Nohad Salameh, qui y dépeint avec poésie leur vie, le parcours derrière leurs œuvres.
L’imperfection est la cime. Yves Bonnefoy
D’abord, il faut les citer. Ces figures, ces femmes, ces corps souffrants, ces esprits torturés. Chronologiquement, telles qu’elles apparaissent dans le livre, encloses chacune en un chapitre-destinée.
Emily Dickinson (1830-1886), Else Lasker-Schüller (1869-1945), Renée Vivien (1877-1909), Nelly Sachs (1891-1970), Marina Tsvetaïeva (1892-1941), Edith Södergran (1892-1923), Milena Jesenskà (1896-1944), Annemarie Schwarzenbach (1908-1942), Unica Zürn (1916-1970), Ingeborg Bachmann (1926-1973), Sylvia Plath (1932-1963).
« You got to burn to shine », écrivait le poète John Giorno, et il savait de quoi il parlait. L’écriture est-elle pour autant toujours une malédiction ? J’ai tendance à penser que les affirmations lestées de l’adverbe toujours sont presque toujours fausses.
La lecture — salubre et hautement conseillée — des Marcheuses au bord du gouffre (titre vertigineux !) nous en ferait douter. Et c’est tant mieux.
Sa densité-même, son allure de recueil de préfaces, pourrait nous détourner du livre très inspiré et extrêmement documenté de la poétesse et essayiste Nohad Salameh. Or il faut se plonger dans l’évocation brillante et empathique de ces onze grandes femmes de lettres, se laisser déborder par leurs vies déchirées, happer par leurs mots, par leurs actes de création et de destruction — plus d’une se donnera la mort. C’est à une traversée de la douleur sous toutes ses formes — elle peut parfois, indissociablement, être jouissance — que nous sommes ici invités. Ces effarantes héroïnes de l’art ne se frottent pas au monde ou à la vie mais s’y jettent à corps et âme perdus.
Marcheuses au bord du gouffre : onze portraits de femmes — le plus souvent poétesses — révoltées, en marge des conventions de leur temps, condamnées au calvaire. Drogues, alcool, dépression, érotisme effréné, maltraitance, inceste, viol, folie, maladie, abominations de l’Histoire — celles de l’Allemagne et de l’Autriche nazies, celles de l’URSS stalinienne. Nohad Salameh a placé son recueil sous l’égide visionnaire d’Arthur Rimbaud : « Quand sera brisé [son] infini servage, […], la femme sera poétesse. […] Elle trouvera de l’inconnu ! […] Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses. » On peut dire que le programme rimbaldien s’accomplit ici au-delà de toute espérance.
La perspective adoptée par Nohad Salameh est poético-biographique. De ces femmes singulières, elle décrit le parcours, de la naissance à la mort. Du cadre familial aux lieux où se joue et se perd leur vie. Le trait est précis et aiguisé. La beauté ciselée du style rend plus cruels encore les drames évoqués, assure l’indispensable continuité entre ces évocations inspirées.
Le livre s’ouvre sur l’une des plus célèbres figures du volume : la grande et mystérieuse Emily Dickinson, l’emmurée. « Je suis personne », lance-t-elle au monde, elle dont l’actualité poétique est toujours si vive, si inquiétante. On nous présente le père, intègre et sévère, la mère hémiplégique, la tante — mère de substitution. Nous découvrons Amherst (Massachusetts) et Homestead, la demeure dont les murs cacheront à presque tous l’existence d’Emily. Nous faisons connaissance avec la famille et les amies d’Emily — nombre d’entre elles trop tôt disparues — ; avec ces hommes — critique littéraire prestigieux, directeur de journal, juge, révérend — qu’elle nomme volontiers maîtres et qui enflamment en elle « l’amour de l’amour ». Et nous pénétrons — notamment au travers de sa correspondance — dans l’intimité paradoxale du génie : sensuelle et allègre, mystique et méditative. Beaucoup est dit de son rapport à la religion, à l’écriture, à la nature. En des phrases souvent superbes : « On la croise de moins en moins dans les rues, mais elle veille de loin sur chaque existence sans oublier une herbe, une abeille, un insecte ». Le chapitre, comme tous les autres chapitres du livre, est mise en contexte et heureux prétexte à laisser la poétesse se dire en ses vers1.

Les autres chapitres sont de la même encre, bouillante, passionnée et informée. La densité de l’ensemble en fait un ouvrage indispensable, un guide de l’insaisissable, qui nous mènera par bien des sentiers tortueux et incandescents, en d’incessants allers-retours, à la découverte de tant de terribles merveilles. (Sur mon bureau, déjà, Le blanc au point rouge d’Unica Zürn.)
Entre les chapitres, il y a certes la distance infinie séparant des vies inouïes, mais surtout de profondes correspondances. L’objectif de la quête dont ce livre est la trace est énoncé par Nohad Salameh :
« raviver la lumière autour d’un ensemble de figures féminines liées entre elles par une œuvre substantielle et un cheminement tumultueux, fatal, aboutissant à un destin brisé. […] Leur dénominateur commun se situe au niveau de l’écriture – poésie et prose – toujours fulgurante, sans oublier que la quête de l’inaccessible constitue leur véritable recours ».
Concentrée sur ses sujets — éprise de ses objets d’étude —, Nohad Salameh ne cesse, par ailleurs, de mettre au jour les liens qui les unissent aux grands artistes de leur temps — ou d’autres temps. Dickinson nous renvoie à Dylan Thomas, à Manley Hopkins, à Poe, à Emerson, mais aussi à John Donne, à Thérèse d’Avila, à Marcel Proust et à Joë Bousquet. Parfois, la relation entre artistes devient le cœur même de l’évocation : voir les fascinants chapitres sur Sylvia Plath et Ted Hughes, Milena Jesenskà et Franz Kafka, Unica Zürn et Hans Bellmer.
On l’aura compris, Marcheuses au bord du gouffre fait partie de ces livres de plaisir et de référence qui nous ouvrent des mondes. Onze figures à lire et à (re)découvrir. Une multitude d’autres, gravitant autour d’elles.
Il y a, on le sait, deux écoles en la matière. Il n’en reste pas moins que les versions originales des (extraits de) poèmes et des textes traduits cités dans le livre m’ont fait cruellement défaut… ↩
L'auteurThierry Defize
Poète, traducteur, enseignantThierry Defize a rédigé 56 articles sur Karoo.
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