critique &
création culturelle
Une histoire belge au Brésil…

Avec son troisième ouvrage, Villa Belga , Évelyne Heuffel nous livre un roman sociologique mais aussi une épopée en creux, européenne et belge… cent dix ans avant l’arrivée des Diables rouges !

Le pitch ? Les heurs et malheurs, entre 1904 et 1910, d’une poignée de personnages issus d’horizons divers, qui participent à l’aventure coloniale au Brésil. Le tout centré autour de trois faits réels : la construction d’une ligne de chemin de fer belge, l’érection de la Villa Belga (un avatar de l’utopie phalanstérienne) et l’établissement, à proximité, d’une colonie agricole juive.

Le prélude, qui parcourt brièvement les deux années qui précèdent l’embarquement, s’apparente à un fragment de fresque sociale. Nous découvrons les futurs héros, Amanda et Paul-Aimé. La première, issue d’une famille de la haute bourgeoisie belge, rêve d’un « ailleurs », sous toutes ses formes. Loin d’un milieu d’origine jugé hypocrite, étriqué. Loin des conventions. Loin de l’Europe, sur les traces de ses héros, Robinson Crusoé ou David Crockett, à travers les océans, les terres vierges… Le second est un jeune prolétaire fort et talentueux, épris de luttes syndicales mais qui a le malheur/bonheur de tomber sur un patron libéral, Hyacinthe Rogmans, qui voit au-delà des clivages sociaux ou idéologiques. Et sur sa fille. Une entame productrice de sens. Mise en abyme de l’évolution.

En effet, si Amanda est ce qu’elle est, si son frère Florimond, qui se dirige vers des études de droit, veut défendre les plus faibles, il faut se tourner vers leurs parents. La mère, Hortense, certes, est la grande bourgeoise type, qui grimace à l’idée de serrer la main d’un juif ou d’un socialiste. Mais le père, directeur de la florissante Draperie courtraisienne, est déjà le résultat d’un métissage social, fils d’un simple tisserand dont les idées techniques avant-gardistes avaient séduit une famille riche… Bref, l’histoire se répète, de petites modifications aux normes en entraînant de plus grandes.

La deuxième partie du récit nous amène à bord du Paranagua, un vapeur allemand, qui part de Kiel, sur la Baltique, passe par Hambourg, puis Le Havre, embarquant émigrants polonais, russes, allemands, puis belges, français… Comme dans une série B américaine, on nous présente successivement les futurs protagonistes, dès avant leur embarquement puis durant la traversée, comment ils évoluent chacun de leur côté avant de se croiser, de se mêler. Il y a Einar Nilsson, un jeune Suédois qui fuit une famille oppressante. Sœur Dorothy, une Anglaise qu’un chagrin d’amour a transformée en missionnaire catholique. Ces deux-là seront rapidement les meilleurs amis d’Amanda et Paul-Aimé, nouveaux mariés en quête d’émancipation, de réalisation.

À leurs côtés, des traîtres de comédie, retors, inquiétants. Le criminel en col blanc, d’abord, Louis Van Krombeek, auquel le Bureau de la compagnie générale des chemins de fer à l’étranger offre une occasion de rédemption. Il a perdu un marché en Russie à cause d’une négligence et, ignoble autant qu’incompétent, il a fait porter le chapeau à un autre. Comme il est malaisé de dénicher quelqu’un pour la filiale brésilienne… Puis il y a le vrai truand, Toinot le Ringard, qui a échappé à la gendarmerie et trouvé refuge auprès d’une tenancière de maison close. Celle-ci lui offre une nouvelle identité contre la promesse d’un ravitaillement en matière première exotique. En marge, avant de devenir un phare du roman, un passager de troisième classe, Yakov Schlepsky, qui, en compagnie de onze familles pionnières juives, fuit sa Bessarabie d’origine, les décrets discriminatoires tsaristes et les pogroms russes. Un garçon déluré qu’Amanda aperçoit de loin, donnant des cours aux enfants sur l’entrepont, qui retient déjà son attention.

Les voilà tous voguant vers l’Amérique, partagés entre l’ennui et l’enthousiasme. Courant vers la fortune, le bonheur, la paix, la liberté, la vie…

Le Brésil ! Et l’épopée peut enfin commencer. Brassant projets grandioses ou entreprises monstrueuses, Amanda et Paul-Aimé vont se redécouvrir, se rapprocher de Yakov, mêler leurs rêves professionnels… et privés. Le Suédois élaborera un itinéraire révolutionnaire pour le transport du charbon par chemin de fer. Etc. Mais autour d’eux règnent la jalousie, l’incompréhension, la corruption, le crime…

Dans un univers littéraire francophone rongé par l’autofiction et le manque d’envergure, l’idée de départ était attrayante. Ressusciter une page méconnue de l’histoire belge, rappeler les apports de nos ancêtres à la marche du monde. Ressusciter aussi une page de l’histoire mondiale tout court. Ce que la colonisation a représenté, signifié. À différents échelons. L’émancipation sociale. La religion du progrès. Et Évelyne Heuffel, sur ce point, ne faillit pas. Elle restitue toute une époque, respirée à travers les journaux, les cartes postales familiales, etc. Elle nous offre donc une véritable chronique de l’immigration à l’aube du XXe siècle, un documentaire aux accents sociologiques, politiques. Un aspect renforcé par l’écho conféré aux nouvelles du temps. Qu’elles soient plus ou moins locales, de la grande grève de São Paulo (où la police montée charge, matraque et tue) à un début de guerre civile en Uruguay, des inondations apocalyptiques en Argentine. Ou mondiales, du rôle du Bund dans la communauté juive de l’Est en passant par les méthodes d’enseignement d’Isabelle Gatti de Gammond, la première exposition universelle de Bruxelles, le Congo cédé à l’État belge ou la mutinerie du Potemkine, le vol de Santos Dumont ou l’affaire Dreyfus, les poèmes de Verhaeren ou les discours de Jaurès…

Qui plus est, la reconstitution n’est pas une simple énumération, elle est source de réflexion. On ne peut s’empêcher de mesurer les progrès de notre société ou, au contraire, la rémanence de certains combats, la modernité de certaines questions (la famille recomposée, les mariages mixtes, le droit de la femme à se réaliser pleinement, les méfaits de l’impérialisme américain, de l’ultra-libéralisme…). Elle est aussi nuancée, subtile. L’émancipation est ainsi déclinée à différents temps, du social à l’intime ou au communautaire. Il est, par exemple, passionnant d’observer un Paul-Aimé se battant pour les droits des travailleurs et préférant écarter son épouse de ses activités. L’Église, quant à elle, peut être dénoncée à travers les propos ultra-conservateurs d’un curé de province.

Quel salut pouvez-vous attendre de votre chambre syndicale, vous, pauvres gens, pauvres illettrés ? Vous allez avoir de drôles de blagues avec ces socialistes, je vous le dis, c’est le péril anarchiste qui vous guette, ses attentats, ses bombes, la destruction et la mort, un bon ouvrier est un chrétien, il ne se soulève pas contre les fabricants qui lui fournissent un travail honnête, les ouvriers qui n’ont pas de prêtre pour les conseiller peuvent devenir les proies de ces gens-là, les socialistes sentent le soufre, vivent dans la bassesse et le pêché, oui, le socialisme vide les églises et ouvre les portes de l’enfer… Dispersez-vous, rentrez à la maison et remerciez Dieu pour le pain qu’il met sur votre table…

Mais le clergé s’écarte ainsi du contenu d’une encyclique papale accordant à tous la liberté de réunion. Et sœur Dorothy donne une image inversée (et magnifique) de l’engagement religieux. Les juifs ont droit au même traitement. D’un côté, des coutumes pittoresques mais charmantes, leur ingéniosité, leurs talents, leur cordialité. De l’autre, des aspects moins reluisants, entre suspicion et hostilité, rejet vis-à-vis des catholiques, des métissages, des bâtards. Voire pis encore, avec le rappel de familles ayant naguère vendu leurs filles à des réseaux de prostitution. Mais il en va finalement de même de toutes les composantes de la société. Les ouvriers européens s’abandonnent à la boisson, leurs ingénieurs les voient comme du bétail. Quant aux Brésiliens eux-mêmes, ils accaparent rapidement ce que d’autres ont ensemencé, la corruption et la violence règnent, etc. Au final, le mal paraît assez général, entre majorités silencieuses et minorités de vrais coupables fort agissantes. Demeurent des électrons libres. Partout. Dans tous les camps. Qui peuvent changer le monde, briser les tabous, les cloisons. Comme Yakov, Paul-Aimé, Amanda, Einar et Dorothy, qui s’aiment tous au-delà des différences et échafaudent des projets communs. Là va la sympathie de l’auteure.

Et la mienne. D’ailleurs, j’ai épousé, apprécié de nombreuses réflexions des protagonistes : « […] les relations humaines s’intensifient à l’heure de se dénouer […] », « Au fond mon cheval de bataille, c’est le temps volé aux ouvriers, je veux qu’il leur soit rendu […] du temps à perdre, à flâner, c’est ce à quoi j’ai toujours aspiré […] On ne perd jamais son temps à flâner. Ça aide à y voir plus clair […] », « Le prix à payer ? […] Payer pour avoir réussi à ouvrir son foyer ? Ou pour avoir mené sa vie à son idée… Ne paie-t-on pas plus cher de la plier à l’idée des autres ? », « […] on n’a jamais que la garde provisoire des enfants qui, conçus ou non en votre sein, vous sont échus. », « […] j’ai un pari à faire : être heureuse en défiant toute sagesse. »

Un univers fictionnel riche. Des personnages attachants. Une écriture agréable. Une variété de tons, encore, avec des protagonistes qui écrivent à droite et à gauche, se racontent… Évelyne Heuffel avait rassemblé tous les ingrédients nécessaires à un roman populaire du meilleur aloi. Les amours d’Amanda, entre Paul-Aimé et Yakov, l’émancipation et l’appétit de vie, la générosité de nos jeunes héros, tout cela était émouvant, entraînant. Mais. Hélas. Les moments forts de la narration sont ternis par un usage beaucoup trop systématique de la restitution. Qui instaure de la distance avec tout ce qui est action : un traquenard dans une maison close, une embuscade sur les grands chemins, un attentat en pleine ville, des aventures, des vols, des complots. Comme dans cet épisode, qui va faire basculer le destin de plusieurs personnages.

Hier matin, cette troupe de bugreiros est arrivée ici, on a entendu leurs clébards de loin. Je ne pensais pas voir ça, jamais de ma vie, Yakov. Tu te rappelles, cette nuit passée dans le train du retour de Porto Alegre, où nous avons tant bavardé, tu m’as parlé des pogroms de Russie, des cosaques qui battent les juifs à mort ? Les bugreiros avaient battu des Indiens à mort, ils ont jeté à terre, sous nos yeux, deux cadavres d’hommes nus, un de femme et un d’enfant, une gamine, en sang, déchiquetés, déjà un peu putréfiés. Les bugreiros avaient un sourire sanguinaire, satisfait. Ils se sont frotté les mains. Les ingénieurs leur ont donné leur solde, un rouleau de billets de banque. Les compagnons du blessé ont jeté les cadavres dans une ravine, en les insultant. Yakov, nous sommes dans un pays où les pogroms existent, les pogroms d’Indiens, des Indiens qui n’ont rien fait d’autre que de piller deux canots de vivres, sans doute poussés par la faim. […] Je suis allé trouver les ingénieurs, leur dire mon indignation, ils ont ricané. Ils m’ont assuré que ces tueries sont faites en toute légalité. Parmi eux, il y en a un, le plus arrogant […]. J’ai vu rouge, j’ai cogné, il a eu sa dérouillée.

L’auteure ? Une Bruxelloise diplômée en arts plastiques. Qui a beaucoup voyagé. Qui nous livre ici son amour du Brésil, où elle a vécu trois décennies, y exerçant mille métiers (animatrice, professeur, guide, illustratrice, traductrice…). Venue progressivement à l’écriture. Des articles, des nouvelles, des livres pour enfants, des BD. Puis un polar chez Gallimard/Série Noire dans les années 1990. Un autre livre chez Métaillié. Et, à présent, cette saga, In-finis terrae (Aux confins de la terre) dont Villa Belga ne serait que le premier tome.

Même rédacteur·ice :

Villa Belga

Écrit par Évelyne Heuffel
© 2013, éditions M.E.O.
Roman, 341 pages