critique &
création culturelle
Kérozène d’Adeline Dieudonné
Comme une envie de craquer l’allumette

Après un premier roman au succès commercial et critique ( La Vraie Vie ; plus de 200.000 exemplaires vendus ; prix Renaudot des lycéens, prix Rossel, prix du roman Fnac, entre autres), Adeline Dieudonné se renouvelle en présentant une création singulièrement débridée : Kérozène. Une écriture sans tabou au service de personnages barrés.

« 23h12. Une station-service le long de l’autoroute, une nuit d’été. Si on compte le cheval mais qu’on exclut le cadavre, quatorze personnes sont présentes à cette heure précise. »

Munie d’une plume décomplexée, Adeline Dieudonné tire le portrait savoureux d’une galerie de personnages, avec pour point commun leur passage par une station-service. Un style prenant, variant subtilement au gré des protagonistes, et qui nous embarque avec un humour noir dans des morceaux de vie, entre banalités et traumatismes.

Contrairement à La vraie vie , dont la force se dégageait de thématiques abordées en filigrane et d’un sous-texte étranglant petit à petit le lecteur, Kérozène est davantage frontal dans son style. Adeline Dieudonné propose un ton rafraichissant, qui n’a pas peur de dire les choses, quitte à mettre mal à l’aise, choquer ou tacler son lecteur au détour d’une formule cynique ou de descriptions parfois drôles, parfois violentes.

« Ses yeux noirs brillaient, elle ressemblait à un de ces grands fauves qu’on voit dans les zoos. Ils ont toujours l’air furax d’être là. On sent bien que si on ouvrait leur cage ils se mettraient à bouffer tout le monde. Elle aussi elle avait l’air prête à bouffer tout le monde. »

Kérozène se situe entre le roman et le recueil de nouvelles. Chaque chapitre suit le point de vue d’un des quatorze individus, racontant son histoire, grande ou petite, et s’attardant sur l’intrigue antérieure à son arrivée à la station-service. Et si certaines des situations vécues par les personnages peuvent paraitre absurdes, le tout sonne étrangement vrai et sincère.

« Victoire détestait les dauphins. D’une détestation viscérale, féroce, qui pouvait la réveiller au milieu de la nuit, assoiffée et moite, prise de nausée à la seule pensée que ces enfoirés de cétacé puissent partager la même planète qu’elle. Elle les imaginait nageant, tranchant les flots, avec leur sourire débile, toujours en groupe comme s’ils formaient une espèce de club, à sauter comme des abrutis, avec leurs ricanements ridicules… »

Et puis… vient l’écueil de Kérozène. Le texte laisse un gout de trop peu, comme si l’histoire demeurait inachevée. Car l’intrigue s’éparpille et oublie d’assouvir les attentes du lecteur. Au fil des pages, on envisage un bouquet final, où tous ces personnages, au-delà de simplement se croiser ou interagir au détour d’une scène, vont réellement se retrouver et… qui sait ? Sauf que la station-service restera une excuse pour raconter des petits récits qui, bien que cocasses, poignants, forts et autres adjectifs mélioratifs, ne présentent pas de conclusions satisfaisantes en eux-mêmes.

On aurait aimé que ce Kérozène s’embrase dans un final qui en met plein la vue, car les personnages avaient tout pour offrir d’autres situations décapantes. Mais on reste sur sa faim, comme si un pan de l’histoire n’avait pas été donné. Ce qui est dommage, dès lors que le roman est bourré de qualités : le style, l’humour, la subversion.

Même rédacteur·ice :

Kérozène

Adeline Dieudonné
L’Iconoclaste, 2021
260 pages