Quand André lui demande de lui montrer le contenu de sa valise, Juliette en est à son troisième Amarula. Une liqueur africaine crémeuse et très sucrée, qui ressemble un peu au Baileys. En plus sucré. Juliette trouve que ça passe pas mal avec quelques glaçons. C’est ce que lui sert toujours André quand elle lui rend visite. André a 96 ans. C’est le voisin du dessous de Juliette. Il est veuf. Il aime le Scrabble, Ricky Gervais et la compagnie de Juliette. Elle vient le voir régulièrement. Elle sait que, malgré son âge, il aime encore regarder ses longues jambes, alors elle met ce mini short et ces talons qui la font ressembler à une pin-up Coca-Cola des années 50.

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Juliette a 28 ans, elle est vendeuse de sex-toys à domicile. Ça s’appelle des soirées Upperware. Souvent c’est pour des enterrements de vie de jeune fille. Parfois des anniversaires. Parfois les gens sont juste curieux. Juliette est une sorte de bête de foire. Ses clients sont intrigués, un peu émoustillés. « Ça c’est du chocolat liquide pour faire du body painting sur le corps de votre amant. » Le gros du public de Juliette, ce sont des femmes, les hommes c’est trop timide. Et puis elle n’accepterait pas une soirée Upperware avec une majorité d’hommes. Trop risqué. « Ça c’est Cool’Ô, une crème à appliquer sur le sexe masculin, elle retarde l’orgasme. » L’orgasme de l’homme. « Pour la femme, il y a la crème Orgasmik, qui accélère et intensifie la jouissance. » La jouissance de la femme. Juliette a essayé, elle sait que c’est de la camelote. «Ça c’est un lubrifiant à base de silicone, très efficace. Incompatible avec les sex-toys et les préservatifs. Ça les fait fondre. Avec les sex-toys, il faut utiliser un lubrifiant à base d’eau. Mais ça sèche vite, il faut en remettre régulièrement. »

À l’écouter parler de sexe toute la soirée, les gens croient que Juliette est une sorte de prêtresse du Kama-Sutra, une spécialiste de l’érotisme, une doctoresse des parties génitales. Mais Juliette n’en sait pas plus que vous et moi. Juliette, elle aurait pu vendre de la crème hydratante ou des éponges à récurer les joints de salle de bain pour le même prix, elle s’en fout. Juliette rêvait d’être danseuse. Elle était douée. À 21 ans, elle avait même participé à un télé crochet. « Dancing Queen ». Objectivement, c’était la meilleure. Des jambes kilométriques, la grâce d’une gazelle gambadant au ralenti sur une plage de Sète et la technique d’une ballerine du Bolchoï. Mais un nez un peu trop présent sur un visage légèrement disgracieux, en télé ça ne pardonne pas. La sanction des téléspectateurs avait été sans appel : éliminée dès le premier prime time. Ça avait noyé ses rêves de petite fille comme des chatons indésirables. Alors elle avait pris ce job de vendeuse en attendant mieux. Sans trop savoir ce que c’était ce « mieux ».

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Ce soir, en rentrant du boulot, Juliette avait au fond du ventre un crépuscule de novembre pluvieux sur le port de Zeebrugge. Elle avait vendu sa camelote à une bande d’institutrices tristes dans une barre d’immeuble à Haaren. Des vies solitaires, un intérieur moche. En passant devant la porte d’André, elle avait vu de la lumière, alors elle avait sonné. Elle avait attendu deux bonnes minutes, parce qu’André commence à avoir de sérieuses difficultés à se déplacer, même avec Ayrton, son déambulateur.

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Une heure et trois Amarula plus tard, on en est là. Avec la fébrilité d’un puceau devant une prostituée, André demande à Juliette de lui montrer le contenu de sa valise. Une soirée Upperware juste pour lui. Juliette hésite. Sans trop savoir pourquoi, elle trouve que l’idée a du sens. Et puis, au fond de son ventre, le port de Zeebrugge commence à s’estomper. Alors elle ouvre sa valise. Cool’Ô, Orgasmik. André sourit. Le plumeau synthétique, le talc à la framboise, l’huile chauffante, les menottes en fourrure André n’a jamais connu toutes ces choses. Juliette le sait. À la libération sexuelle, dans les années 60, André et sa femme Mathilde avaient déjà plus de 40 ans. Et à cette époque, à 40 ans, on était vieux. Ils se sont dit que tout ça c’était bien beau mais que ce n’était pas pour eux. Qu’ils avaient eu la malchance de naître trop tôt. Oh, ils faisaient encore l’amour, bien sûr. Mathilde prétendait que l’acte sexuel était une tâche, au mieux un cadeau dont elle s’acquittait afin d’apaiser les pulsions masculines de son bien aimé. Parce que c’était le discours approprié dans la bouche d’une épouse convenable. Mais dans ses sourires et ses regards, elle lui avouait à demi-mot que le cadeau était plus que réciproque. Et les années 60 avaient légitimé un peu plus l’enthousiasme de Mathilde vis-à-vis de son devoir conjugal. Oui, André en était persuadé, sa Mathilde aurait été une vraie bombe sexuelle en 2016. Mais elle était partie depuis 29 ans déjà, emportée par un infarctus qui s’était invité sans avoir eu la délicatesse de s’annoncer. Un matin, André s’était réveillé et Mathilde était morte. Dans leur lit. À côté de lui. Il la tenait entre ses bras, dans cette brume bizarre du sommeil qui se dissipe, quand il avait réalisé que quelque chose n’allait pas. Le corps de Mathilde trop froid contre le sien, un silence un peu moite. Un silence qui lui murmurait que la mort s’était sournoisement glissée dans sa chambre. Sans le réveiller. André n’a jamais compris comment il avait pu rêver paisiblement pendant que le cœur de Mathilde s’était arrêté. Comment il avait pu dormir et peut-être même ronfler au moment où la vie avait quitté ce corps mille fois chéri, admiré, enlacé ? Il se demandait aussi pourquoi son propre cœur avait continué de battre. Il trouvait cette idée tout à fait absurde. De toutes petites impulsions électriques qui crispent un peu de tissu musculaire à intervalles réguliers… Un phénomène physiologique aussi primitif décide si on est là ou pas ? Si on est un être vivant avec ses émotions, ses pensées, ses objectifs, ses questionnements et ses envies de faire pipi, ou bien un tas de chair voué à subir un processus de putréfaction à relativement court terme ? Que ce phénomène physiologique à la con ait brusquement décidé de faire passer sa Mathilde dans la seconde catégorie c’était une chose, mais qu’il décide de le maintenir lui, André, dans la première, ça… Il avait beau mobiliser l’ensemble de ses connexions neuronales, convoquer ses capacités cognitives les plus élaborées, ça lui semblait toujours aussi ridiculement insensé. Et cette chose qu’il ne pouvait pas nommer le jetait systématiquement dans un gouffre d’incompréhension si abyssal qu’il en venait à douter de tout. Il se mettait alors à regarder son vaisselier, sa table basse, son jardin, d’un œil suspicieux. Ces choses n’existaient peut-être pas. Puis il s’était dit que toutes ces pensées allaient vite rendre son quotidien ingérable, alors il avait décidé d’accepter sa propre ignorance. Il en était aussi arrivé à la conclusion que Mathilde avait eu une sacrée chance d’échapper à ça. L’infarctus de sa femme avait également signé l’arrêt de mort de la vie sexuelle d’André. L’envie était bien là mais est-ce qu’on va draguer les filles à 68 ans ? Probablement oui, mais André avait eu trop peur de passer pour un vieux pervers. Il avait donc rangé ces pensées-là dans le tiroir avec ses réflexions sur l’absurdité de son cœur qui bat. Rendre le quotidien vivable. Son sexe était donc devenu un simple ustensile à uriner. Et avec le temps, André avait cessé d’y penser. Le tiroir avait peu à peu disparu sous la poussière. La mort pouvait prendre le temps qu’elle voulait pour venir le chercher, en attendant il s’occupait. Le Scrabble, Ricky Gervais et un petit Amarula le soir avant d’aller dormir.

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Quand Juliette s’était installée au-dessus de chez lui, il y a deux ans, André avait senti le tiroir vaciller sous sa couche de poussière. Dans son crépuscule intérieur ça avait donné quelque chose de joli. Un petit nuage de poudre dorée. Il avait invité Juliette chez lui pour lui souhaiter la bienvenue dans l’immeuble. Un rituel social élémentaire. Et les rituels sociaux, il aimait bien ça André. Ça l’occupait. Comme un magazine dans la salle d’attente de la mort. Ce qui l’avait bouleversé chez cette fille, c’était son rire. Dès leur première rencontre, il l’avait fait rire. Quand Juliette riait, un geyser de chagrin brut jaillissait hors de son corps. La faire rire, c’était comme donner de grands coups de sabre dans les sacs de sable d’une montgolfière et la regarder s’envoler. Le rire de Juliette, ça faisait le bruit de milliers d’oiseaux qui s’échappent de leur volière, emportant avec eux la tristesse d’André. Alors il faisait tout ce qu’il pouvait pour le provoquer. Ce soir, plus que jamais.

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Juliette termine son quatrième Amarula et pouffe de rire en sortant le Rabbit de sa valise. Le Rabbit c’est un godemichet en forme de sexe masculin, avec une petite excroissance à la base, une tête de lapin qui vient stimuler le clitoris avec ses grandes oreilles. Juliette met le Rabbit en marche et le bout du sexe commence à effectuer de petits mouvements circulaires, tandis que les oreilles de lapin se mettent à vibrer. Juliette et André éclatent de rire. Des centaines de milliers de canaris s’envolent. Ils essaient de se reprendre mais ce gland qui tourne de plus en plus vite les en empêche. Ils ont du mal à reprendre leur souffle, leurs ventres commencent à devenir douloureux. André s’étrangle un peu puis commence à tousser. Une toux grasse et laide. Une toux de vase, de marécage, de marée noire. Une toux qui dit à Juliette que les bronches d’André doivent ressembler à des gisements de sable bitumineux en Alaska. André reprend une profonde inspiration dans un grand râle de mucus.

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« Je suis pas encore mort, ma belle ». Juliette sourit et regarde les mains d’André. On dirait un paysage d’Écosse. Les Highlands. Avec des taches d’herbe brûlée. Combien de mains ont-elles serrées en 96 ans ? Et parmi toutes ces mains, combien sont mortes aujourd’hui ? Combien de femmes ont-elles caressées ? Et comment ? Comment faisait-on l’amour du temps d’André ? Elle pense à toutes les mains qui l’ont touchée, elle. Son joli corps de danseuse. Il y en a eu beaucoup. Des fébriles, des timides, des avides, des souples, des rassurantes, des pingres, des gourmandes, des mécaniques, des aveugles. Et d’autres, trop rares, qui l’ont écoutée. Des curieuses, des attentives, des généreuses comme un air d’opéra. Celles qu’elle n’oubliera pas, imprimées dans sa chair, enchevêtrées dans son ADN.

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Toutes ces mains lui sont redevenues étrangères. Parfaitement étrangères. C’est un phénomène déroutant.Des mains qui l’ont visitée, auxquelles elle a tout permis et qu’elle n’oserait plus toucher aujourd’hui. Elle sort le dernier objet de la valise. Le Pony-Tail. Le Pony-Tail, elle n’a jamais trop compris l’intérêt. C’est un plug anal. Un truc qu’on se met dans l’anus et qui vous fait une queue de petit poney, multicolore. Juliette l’a essayé un jour. Elle a regardé ses fesses avec son panache arc-en-ciel et elle s’est mise à pleurer. Elle s’est dit que ça devait être le genre de cadeau qu’on se fait pour déconner et qu’on n’utilise jamais. Ou alors juste quand on a perdu un pari. Elle s’est dit aussi qu’il fallait avoir de la thune pour claquer 35,90 euros dans un cadeau totalement inutile. Et un sacré sens de l’humour. Et c’est pour ça qu’elle a pleuré. Parce qu’elle a réalisé qu’elle n’aurait jamais un amoureux avec assez de blé et d’humour pour lui offrir un Pony-Tail.

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Là, debout face à ce vieil homme, un plug anal en main, quatre Amarula dans les veines, Juliette sent la certitude de vivre seule chaque seconde de sa vie couler sur elle comme du goudron. Ça colle, ça pue, c’est lourd, ça lui bouche les narines, ça lui entre dans la bouche, l’air ne peut plus entrer ni sortir.

Mais le vieux s’est remis à rire. Un fou rire qui jaillit de si loin que le mucus des bronches ne peut rien pour l’arrêter. Un rire qui balaie tout à l’intérieur d’André. La poudre dorée s’envole, le tiroir s’ouvre en grand. Les litres de cha- grin et d’incompréhension se déversent, emportés par un torrent de joie cristalline. Le rire se met à virevolter dans la pièce comme des notes de piano, vivantes, virtuoses, complices. Les notes s’infiltrent entre la peau de Juliette et le goudron, glissent sur sa langue, déferlent dans sa poitrine. Son rire fuse comme le premier cri d’un nouveau-né. Ses notes dansent avec celles du vieux, elle se tord, sanglote. Ses jambes de biche cèdent, elle s’agenouille. Son visage ruisselant cherche un refuge, sa tête se pose sur les genoux d’André. L’homme n’a plus d’âge. Il n’est plus André, elle n’est plus Juliette. Le sexe de l’homme, endormi depuis la naissance de la femme, se réveille. L’homme ferme les yeux, surpris, heureux.

Mathilde.

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Juliette peut entendre le cœur d’André s’arrêter. C’est doux. Comme le silence qui suit le générique d’un film. Un film qui vous murmure que vous ne serez plus jamais seule. Juliette ne bouge pas. Elle capture les derniers fragments de son ami. Son odeur, sa chaleur, ses notes qui résonnent encore. Elle pleure sans chagrin. Puis elle se lève, range sa valise, allume la TV, met un DVD de Ricky Gervais et rentre se coucher. À quelques kilomètres de là, le soleil se lève sur le port de Zeebrugge.