Elle attend. Elle entend le murmure d’une larme. Côté cœur. Côté face. Elle attend. Elle devine le sourire léger. Les doigts qui pianotent dans le vide. Sa main. Leurs mains dans un même mouvement.

Elle espère qu’il est là. Avec cette casquette et ces bottes qui lui ont tant fait honte. Qu’il est là. Mal rasé. Elle a envie d’embrasser le piquant de ses joues. L’odeur du tabac froid. Cette flamme dans ses yeux quand sa princesse jouait du piano. C’est idiot. Dix-neuf ans, c’est bien trop tard pour être une princesse qui se blottit au chaud de l’amour d’un père.
Revenir en arrière. Un instant. Ravaler les plaintes futiles. Réenfiler sa robe trop grande et ses souliers vernis. Ses jambes dans le vide. Le vide d’une enfance dans la grisaille des usines. Le plein d’une enfance avec lui.
Elle a six ans. Assise bien droite sur le tabouret trop grand. Les mains parallèles, comme le répétait la vieille Irène. Parallèles. Do. Ré. Mi.

Elle se concentre. Il faut que la musique soit belle. Elle joue pour lui. Pour lui dire qu’elle l’aime malgré les murs sales et les raviolis en boite. Qu’elle en raffole des raviolis en boite. Qu’ils lui manquent, lui et ses sermons. Ses grands discours. Tu seras, ma fille, tu seras.
Elle est. Elle joue. Pour lui. Pour lui dire qu’elle ne craint plus ni la vie, ni les autres. Grâce à lui. Pour lui dire que grandir sans maman, cela n’a pas été facile. Lui dire qu’elle comprend qu’elle lui manque, à lui aussi.
Elle pense au piano de la vieille Irène. Aux heures passées dans sa maison sombre dehors, lumineuse dedans. Et lui qui l’écoute patiemment. Qui applaudit, encourage. L’odeur de soupe aux poireaux. Le crépitement du feu de bois. Elle aimait être là. Elle aimait jouer. Elle aimait les mots simples d’Irène. Elle aimait qu’il soit là, assis, en silence. Tout à elle !

Tout à elle. Sa vie à lui n’a été que pour elle. Que pour ses robes et ses sourires. Que pour ses études et son piano. Pour qu’elle ne soit surtout pas comme lui. Qu’elle ne vive surtout pas dans le même quartier. Et elle a tout fait pour. Jusqu’à le nier en rue. Détourner le regard. Changer de trottoir. Elle a vu la douleur dans ses yeux. Elle a ri de ce pauvre type avec ses copains. Ce pauvre type, c’est mon père. Non, elle n’aurait pas pu. Aujourd’hui elle le pourrait. Elle espère qu’il est là. Elle voudrait crier qu’elle est sa fille à lui. Ouvrier en métallurgie, chômeur, bricoleur, raconteur d’histoires et faiseur de rêves. Elle voudrait danser la polka et qu’il la serre dans ses bras.

Trois ans maintenant qu’elle ne l’a pas vu. Qu’elle n’a pas osé sonner à la porte. Demander pardon. Trois années dans la solitude de son petit studio. Autonome. Tu parles. Trois années ou disons deux années et demie à se répéter les horreurs qu’elle lui a balancées à la figure.
Elle ne pouvait plus rester dans cet appart minable. Avoir cette vie minable. Elle voulait du beau, que ça brille. De l’air. Un ciel sans cheminées en décrépitude.
Elle le revoit si petit tout à coup dans le bureau de l’assistante sociale. La tête basse. Il n’a pas dit un mot. Pas contesté la décision. Accepté d’être ce mauvais père, sans travail, quelques bières en trop dans le bac du frigidaire. Il aurait pu se battre. Il aurait dû. Rien. Pas un mot de leurs fous rires, de la vieille Irène et de son piano. Il a dû penser que c’était mieux pour elle de ne plus être là. Ou peut-être de ne plus être avec lui.

Crescendo. Comme un cri. Un appel. Les cheveux noués haut. Étouffée dans le brillant de sa robe bordeaux. Elle joue. La poitrine serrée au point de ne plus pouvoir respirer. Elle ne voit ni la partition, ni la salle. Elle joue. Ses yeux se ferment pour s’ouvrir sur ce coin de rue où les vieux s’assoient pour fumer la pipe et raconter l’épreuve du feu. Ces hommes. Cet homme. Son père à elle. Blessé à vif par la fermeture des fourneaux. Vivant à nouveau. Fier.
Elle joue pour oublier les vêtements défraichis récupérés ça et là. L’interminable trajet en bus. Pour être dans une bonne école. D’abord la main dans la sienne. Et puis la porte claquée sans même un regard. Ne surtout pas penser à lui. Descendre un arrêt plus tôt. Se changer dans les toilettes d’un bistrot. Faire croire qu’elle habite à deux pas. Comme eux. Comme les autres. Dans les beaux quartiers.
Trop de parfum. Trop de maquillage. Cette impression de porter sur elle cette indélébile trace de pauvreté. Tout, sauf ça.

Elle a insisté pour que son nom de famille soit en gras sur l’affiche du récital. Pour que des affiches soient collées même en périphérie de la ville. Elle n’a pas osé retourner dans ces rues. Dans sa rue. Glisser une invitation dans la boîte aux lettres.
Elle espère qu’il est encore debout. Elle le devine couché. Mort, non. L’assistante sociale aurait fait suivre la nouvelle. Madame Dumont. Elle ne l’a jamais obligée à reprendre contact avec lui. N’a jamais mis en doute sa parole à elle, adolescente, si douce, si sage, si pleine de promesses, traumatisée par les manques de son enfance.
Elle doit être dans la salle, madame Dumont. Ça ne doit pas lui arriver souvent qu’une de ses protégées se retrouve sur le devant de la scène.

D’où lui venait à lui cet amour de la musique ? Plus ses doigts courent les touches, plus elle prend conscience de ne rien connaitre de lui. Pas de grands- parents dans les parages. Ni d’oncles, ni de tantes. Elle ne sait pas d’où il vient. Ni elle après lui. Elle ne lui a jamais posé de questions. Elle a fermé la porte sur lui avant que ne viennent les questions. Et ce besoin aujourd’hui de savoir. De savoir qu’il va bien.
Elle espère que les ragots n’ont pas eu raison de lui. Ni le vide, ni le silence. Qu’a-t-il dit aux voisins ? Et à la vieille Irène ? Peut-être son bonheur de savoir sa fille au conservatoire. Ce mot et rien d’autre. Ce mot qui en impose et empêche les indiscrétions. Margot et sa musique… Cela doit suffire à faire taire la curiosité et les mauvaises langues.

Les morceaux s’enchaînent. Elle a savouré les heures passées à déchiffrer les partitions, à répéter encore et encore. Concentrée sur les doubles croches et les fa dièse. Tout entière portée par des mélodies de plus en plus difficiles, de plus en plus belles. Légère de n’être que ces notes qui se lient. Aujourd’hui, pourtant, son corps seul porte la musique. Elle se demande si les mélodies en sont plus fortes. Ou plus froides. Habitées par elle plus qu’elle ne les habite. Si ces mesures écrites il y a trois cents ans disent sa douleur ou bien ne racontent que l’histoire qui les a vues naître.

Il est probable qu’il ne soit pas là. Il n’a certainement pas vu l’affiche. Et s’il l’a vue, il n’a pas osé traverser la ville, passer la porte haute et les regards, s’asseoir dans cette salle immense.
Ses mains s’arrêtent. Comme en apesanteur. Suspendues à quelques centimètres du clavier. Puis se posent pour le dernier accord. Elle respire. Se lève. Retentissent les applaudissements. Et son oreille y cherche les « Bravo Margot » de ses six ans. Elle a joué pour lui, grâce à lui. Elle salue. Prend ce cadeau qui lui est fait. Se cache derrière son nouveau masque. Celui qui gomme cette trace plus indélébile encore du désamour.
Elle sort de scène. Elle ne répond pas aux applaudissements qui la rappellent. Elle passe par la porte de derrière. Évite les loges. Elle ne veut croiser personne. Elle ne pourrait affronter aucun mot, aucun regard. Et moins encore les fleurs qui les accompagnent. Elle passe par les toilettes. Enfile un jeans, un pull-over, son béret. Elle a envie de l’air de la rue, puis d’une bière.

Jacinthe Mazzocchetti

Cette nouvelle a paru en plaquette dans le cadre de la Fureur de lire . On peut la télécharger au format PDF ici .

Jacinthe Mazzocchetti est anthropologue et professeur à l’UCL. De ses voyages, des histoires de vie qui se déposent dans ses cahiers, naissent aussi des poésies et des nouvelles. Son premier recueil de nouvelles, la Vie par effraction , est paru en 2014 chez Quadrature.