« UN : ça te fera du bien de bouger un peu.

DEUX : tu vas te faire des nouveaux copains.

TROIS : il leur manque un joueur dans l’équipe.

QUATRE : je travaille le mercredi et il est hors de question que tu restes seul à la maison.

CINQ : j’ai déjà payé ! »

Maman adore faire des listes d’arguments. Un-deux-trois-quatre-cinq. Et me voilà condamné au foot deux fois par semaine. Entraînement le mercredi, match le samedi. Double sentence. On ne discute pas face à une liste d’arguments un-deux-trois-quatre-cinq, irrévocable. BOUM.

J’ai déjà payé !

C’est le début de l’année. Il fait chaud, c’est encore l’été. Dans l’équipe, ils ont tous déjà douze ans et quelques-uns ont des poils, la voix qui mue et les aisselles qui puent. Ça crée un microclimat chaud et moite dans les vestiaires. Moi je n’ai pas de poils, sauf les sept qui poussent sur la grosse tache brune que j’ai sur le bras. La même tache que ma mère, un truc de famille avec sept poils dessus.

Dans l’équipe, presque tout le monde a le même prénom.

Il y a : Jonathan (poils), Jonathan (pas de poils), Jérémy (pas de poils), Jéremy (pas de poils), Jérémi (pas de poils), Sébastien (pas de poils), Sébastian (pas de poils), Mustapha (poils), Steeve (poils), Steph (pas de poils) et Yannick (pas de poils). Et puis donc, il y a moi. Je suis beaucoup plus petit qu’eux tous et j’ai un prénom rien qu’à moi, je m’appelle Klee (pas de poils).

– Tu t’appelles comment ?

– Klee.

– Clé ? Comme une clé ?

– Non Klee, comme K-L-E-E.

– T’es flamand ?

– Non, je suis moitié américain par mon père.

– C’est vrai ?

– Ouais.

– Montre ta carte d’identité.

– J’ai pas de carte d’identité, j’ai pas encore douze ans.

– Et il est mort ton père ?

– Ouais.

– T’as trop de bol, moi le mien il casse les couilles.

Moi aussi j’aurais trouvé ça cool que mon père soit mort et américain mais j’ai tout inventé. Mon père, je ne l’ai pas connu. Il est parti juste après m’avoir donné un prénom à la con en hommage à un peintre à la con qui n’était même pas américain non plus. Et voilà, et c’est tout, et je m’en fous.

L’an dernier, l’équipe de foot a gagné le championnat provincial. Gros trophée, des médailles pour tout le monde, la photo de l’équipe dans la gazette, des chants paillards de footbalistes.

« Pooo-popopopo-poooo-po ! » comme la guitare des White Stripes. Depuis, dès que les gars de l’équipe marchent à plusieurs dans la rue, il y a « We are the champions » qui joue très fort dans leur tête. Ça leur donne une démarche de jaguars avec la lèvre supérieure qui moitié sourit-moitié rugit. Et face à une meute de jaguars, tu baisses les yeux. Surtout si comme moi, tu as autant de confiance en toi qu’une poule d’eau. Je suis donc tout aussi indispensable qu’inefficace dans cette équipe-là. J’ai essayé de supplier ma mère, disant que je ferais le ménage, les courses, le repassage, que je pourrais récurer les chiottes si elle le veut. Mais rien n’y fait. Ma mère a trop peur parce qu’elle a la collègue d’une copine d’une collègue dont le fils s’est pendu à sa ceinture de karaté tout seul chez lui. Quel con celui-là ! En décidant de mourir, il a pas pensé à toutes les petites poules d’eau qu’il sacrifiait avec lui.

Notre coach a vingt ans et il ressemble déjà à un gros sanglier. Sur ses épaules, il a plus de poils que tous les gars de l’équipe réunis. Il aime les exhiber en portant des marcels moulants. Son dos, c’est un parc d’attraction pour phéromones. J’aimerais bien toucher ses poils par accident pour voir s’ils sont drus ou mous. Mais je me retiens. Il s’imaginerait des trucs et au foot, si quelqu’un s’imagine des trucs sur toi, t’es foutu. Le coach aussi a un prénom rien qu’à lui, il s’appelle Constantin parce que son grand-père était grec.

Le jour du premier entraînement ça se passe comme ça : se casser la gueule, rater des balles, bouffer du gazon, suer des petites gouttes de transpiration de onze ans, s’étouffer, et même se prendre la balle dans la face. Il faut tenir bon jusqu’aux douches. C’est le moment que j’attends avec impatience, quand la poule d’eau devient jaguar et les jaguars, poules d’eau. Je suis petit, tout petit, le plus jeune, le plus petit, du genre premier rang. Mais j’ai un grand zizi, un très grand zizi. Qui paraît trop grand pour mon petit nez, mes petites mains, mes petites chaussures. Ma mère me dit que du côté de mon père, ils avaient tous un grand zizi. C’est à peu près la seule chose qu’il me reste de lui en plus de mon bête prénom.

Je fais un peu exprès de traîner trop longtemps sous l’eau, cachant ma tache mais exhibant mon zizi pour être sûr que les autres aient bien le temps de voir, de jauger, de se dire « Wouah ! Purée il a vraiment un grand zizi celui-là. » C’est mon petit moment de gloire, après m’être vautré et revautré, je retrouve un peu de dignité et d’espoir, tout nu, face à leurs petits zizis qui rétrécissent à l’eau froide. Je gagne mille points d’un coup. Le coach dit : « Je comprends maintenant pourquoi ton père l’Américain il t’a appelé Clé, un bazar pareil ça va t’ouvrir toutes les portes ! » Tout le monde s’est marré et moi aussi.

Depuis dans l’équipe, on m’appelle Le Serrurier.

Au début, le foot ce n’est que le mercredi. La saison des matchs n’a pas encore commencé. Le samedi, je m’étale donc à rien faire et c’est tellement bon ! Mais mercredi passé, Constantin le coach a annoncé avec une grosse voix de bourgmestre que le samedi d’après, on se retrouverait pour une sortie entre hommes « Au Trou du Blaireau ». Il a terminé par nous faire un gros clin d’œil de sanglier. Tous les autres ont frémi. Moi je sais pas ce que c’est et je m’en fous, c’est pas marqué sur le programme officiel, j’irai pas et puis c’est tout. Je n’ai rien dit à ma mère, mais elle a croisé la maman-coupe-à-la-mode d’un des Jérémy’s au supermarché. « Ça va ? Tout est prêt pour le « Trou du Blaireau » de ton fils samedi ? Je suis tellement excitée ! ». Ma mère-cheveux-pas-coiffés-du-tout a répondu : « Bien sûr ! » sans rien comprendre de ce qu’elle lui voulait. Elle est allée parler à Constantin et j’ai bien failli m’en prendre une.

« UN : parce que tu as menti à ta mère.

DEUX : parce que t’as failli me faire passer pour une débile auprès de la mère de Jérémy.

TROIS : parce que je bosse toute la semaine alors le samedi, j’ai bien le droit d’aller faire un peu de shopping tranquille pendant que toi tu t’amuses avec tes copains. »

Je pleure comme un dingue, en mode cascade de Coo. Je pleure comme un naufragé du Titanic, comme un tout petit garçon avec un tout petit zizi. « Je veux pas y aller ! Je veux pas y aller ! » Méga crise affalé sur le sol avec supplément larmes qui dévalent les escaliers jusque dans la cave. Ce qui ne fait que renforcer l’idée chez ma mère qu’il faut surtout ne jamais me laisser seul à la maison avec une ceinture de karaté.

Résultat : le samedi, j’arrive poussé dans le dos par ma mère, une gueule jusque par terre et les yeux tout rouges… Je veux pas faire des sorties entre hommes, moi. Je voudrais juste qu’on me laisse regarder la télé chez moi, tout seul, putain ! Je suis parfaitement heureux, épanoui et intégré tant qu’on me laisse tranquille devant ma télé. En regardant ma mère s’éloigner, je lui murmure un tout petit « connasse » qu’elle lira dans mes yeux noirs.

Personne dans l’équipe ne sait vraiment ce que c’est que le « Trou du Blaireau », mais tous savent qu’il faut passer par là. Ils essayent de faire bonne figure mais ils ont des plaques de peur plein la figure. Moi j’ai juste pas envie : pas envie d’écouter leurs bêtes chansons et leurs bêtes blagues mais je n’ai pas peur. C’est peut-être le super pouvoir que j’ai reçu avec mon zizi baguette magique.

Constantin a mis une tenue jungle-aventure qui lui donne l’air d’un trop vieux scout.

« Vous allez prouver ce que vous avez vraiment dans le bide. Vous pensiez être des hommes, des vrais, en gagnant le championnat provincial. Mais pour les gars du Club, vos petites médailles c’est juste du chocolat fondu. Tant que vous n’aurez pas été inscrire votre putain de nom au fond de ce putain de Trou du Cul du Blaireau, vous serez juste des petites bites. »

Il y en a deux qui se sont mis à pleurer. C’est marrant de les voir se décomposer dans leurs équipements sophistiqués. J’ai vu un peu de salive au coin de la bouche de Constantin. Il bave de plaisir ce con. J’ai essayé d’imaginer à quoi il devait ressembler à notre âge, sans poils et avec des petits doigts. Un marcassin ! C’est mignon un marcassin, mais c’est con. Ça court dans tous les sens, ça se cogne aux arbres et ça se calme que quand ça tète sa mère.

Après quelques minutes de marche dans la forêt nous arrivons à la Grand’Grotte. Il y en a certains qui tombent à genoux en chouinant, comme s’ils arrivaient devant la tombe de Toutankhamon. Dans la grotte, ce n’est même pas difficile, il ne fait même pas vraiment noir, juste un peu froid et humide. Mais ça pue la trouille là-dedans. La trouille de leurs frères, de leurs pères, de leurs grands-pères qui sont tous passés par là. La plupart ont reçu leur kit de survie de l’époque en héritage, ils sont suréquipés. Moi, je n’ai rien reçu du tout. J’ai mis un short trop court et des sandales. Et dans mon sac à dos, j’ai juste emporté quelques Babybel et la seule lampe de poche que j’ai pu trouver : une lampe de farces et attrapes avec une araignée imprimée dessus. Yannick, lui, a une énorme lampe parce que son père travaille comme gardien de nuit. Je profite de sa lumière. Les gars poussent des cris comme s’ils étaient perdus dans la jungle birmane, pour rendre l’expérience plus intense, j’imagine. Après une dizaine de minutes de cette queue-leu-leu-là, nous sommes déjà arrivés tout au fond de la grotte.

– À plat ventre, gueule en terre ! dit Constantin-marcassin.

– C’est dégueu ! répond un Jérémy.

– Gueule en terre je te dis !

Et hop tous les petits canetons au sol. Le coach prend la lampe de Yannick.

– Héé non ! Mon papa…

– Ferme ta gueule !

Et Yannick se remet à geindre… Constantin s’abaisse et éclaire une grande crevasse qui se dessine au sol dans la paroi devant nous. Au fond, il y a une deuxième cavité sur les murs de laquelle on peut lire : ROGER – THIBAUT – DIDIER – MAURICE – MICHEL -… des dizaines et des dizaines de prénoms rouge vif. Les frères, les pères, les oncles, les grands-pères, les bouchers, les profs de gym, les coiffeurs.

– Le Trou du Blaireau ! Vous allez tous ramper jusque là-bas et inscrire votre nom avec votre sang.

– Notre sang ?

– Ben ouais mon gars, ton sang. Parce que si tu l’écris avec ta pisse, tes fils sauront jamais que t’es venu jusqu’ici. Alors, tu prends une pierre ou un couteau ou tu demandes à ton pote de te mordre, comme tu veux, mais faut que ça saigne !

Il faut les voir tous, ramper comme des vers de terre décapités… Avant que je ne puisse me glisser dans la crevasse, Constantin m’attrape dans sa main et me soulève comme si j’étais une sucette. Le pouvoir le rend encore plus laid. Il éructe avec sa voix de sanglier dans ma petite oreille :

– Tu fermes ta gueule Serrurier de mes deux !

– Mais j’ai rien dit !

– Je m’en fous tu fermes ta gueule ! Tu vas faire tout ce que je te dis de faire ou je balance tout.

– Tu balances quoi ?

– Que tu pisses encore au lit avec ta grande bite.

– Mais c’est même pas vrai.

– Je m’en fous ! Si tu le fais pas, je balance tout. Tu vas aller au fond de ce putain de Trou du Cul du Blaireau et tu vas écrire mon nom, compris ?

Il me serre de plus en plus fort. Je sais bien que je ne peux rien face à lui. Il est agité, habité, transcendé, mon marcassin. Je ne dis rien. Il me lâche. Je m’éloigne en le regardant dans les yeux avec toute la puissance maléfique que j’ai pu trouver en moi.

Je me glisse en rampant dans la crevasse sans la moindre difficulté. Une fois arrivé dans la cavité, je gratte une croûte de piqûre de moustique sur mon bras, même pas mal et j’ai du sang plein les mains. Autour de moi les autres s’agitent en essayant de se mordre les genoux comme des chiots apeurés. Yannick beugle en se frictionnant le corps tout entier à la paroi râpeuse.

– J’y arrive pas putain, j’y arrive pas, je te jure Klee.

– Gratte une croûte !

– J’ai pas de croûtes, ma mère veut pas que j’aie des croûtes et elle me coupe les ongles tout le temps.

Des croûtes moi j’en ai plein. J’en gratte une autre pour Yannick. Sans le moindre problème, j’inscris un énorme, un gigantesque « KLEE LE SERRURIER » sur le mur pendant que les autres s’acharnent encore à se faire saigner. Et comme ça continue de pisser, je m’amuse à dessiner autour de mon nom une clé géante indécemment penchée. On dirait qu’elle bande. Mon talisman en érection ! La grande classe en XXL !

Sur le mur, il y a aussi des misérables Patri… des Antoi… des Jerô… de ceux qui n’avaient pas saigné assez. Ma maxi peinture les écrase ces rikikis. Je vois l’œil de Constantin couché par terre qui m’observe à travers la crevasse. Il a l’air tellement géant. Moi je continue de saigner encore. Je pourrais carrément repeindre tous les murs de la grotte.

Je regarde Constantin, bien droit et commence à écrire son prénom. « C… O… N… » Je saigne et je saigne encore, mais je m’arrête. Je referme tranquillement ma croûte et je me tourne vers Constantin en me marrant. Ça y est… Il est devenu sanglier pour de bon ! Il est en transe. Et les autres gars autour de moi aussi avec leurs cris de belettes.

« Viens ici petite merde ! Je vais te détruire ! Je vais te détruire ! » Il essaye de se glisser par la crevasse pour m’attraper, mais ça ne passe pas, il tire, il pousse, sa tête et ses bras s’agitent dans tous les sens. C’est toute la grotte qui se met à trembler.

Et puis CRACK ! BOUM ! GGRRRRRRRAND’GRRRROTTE ! Une gigantesque avalanche de pierres s’abat sur Constantin, bloquant toute la largeur de la crevasse. Assommé, enseveli. Chuuut ! Il dort le petit marcassin paisible, un léger sourire aux lèvres, la tête qui dépasse de sa couverture caillouteuse. Les belettes, elles, se mettent à convulser sur le sol.

Un marcassin aplati, dix belettes qui convulsent et une poule d’eau, tous enfermés dans le Trou du Blaireau. C’est le début d’une mauvaise blague dans laquelle je suis le seul à être encore capable d’essayer de faire quelque chose pour nous tirer de là. Je redresse les belettes une à une. Je fouille les sacs à dos et je sors pour chacun de mes coéquipiers un berlingot de jus, un biscuit, un gâteau, des tartines, des salades de pâtes, des barres energy, des bonbons, du couscous, de la tarte aux cerises, du pâté en croûte, du jambonneau, une pièce montée… De sac en sac ça n’en finit pas, toujours plus grand, toujours plus beau, de la nourriture poème d’amour. Les mamans ont dû passer des jours et des nuits à cuisiner.

Les belettes ne disent rien mais elles se mettent à manger en silence. La nourriture les rassure, les calme. Manger, manger, manger-s’engloutir, manger-oublier, manger-maman. À côté de la tête de Constantin, je dépose un petit jus de pomme et une part de gâteau. Il pourra facilement les attraper avec sa langue s’il se réveille.

Maintenant je dois nous tirer de là. J’essaye de soulever la caillasse en ordonnant ferme à mes petits muscles de donner tout ce qu’ils peuvent. La caillasse ne bouge pas d’un millimètre. Pour me donner de l’énergie, je sors un Babybel fondu du fond de mon sac. J’écrase le fromage mou contre mon palais et avec la pâte rouge, je me fais une boule anti-stress. Je réessaye encore de soulever la caillasse, je donne tout, je m’épuise, mais rien ne bouge…

Et puis d’un coup, de tout en haut, j’entends un petit cri. Un genre de « Gni ! ». Je lève les yeux. Rien. Et puis, à nouveau un petit cri : « Gni ! ». Et là, sur le mur je m’aperçois que mon talisman bandant essaye de m’indiquer quelque chose. Il pointe tout entier vers un minuscule trou tout en haut de la paroi rocheuse (Merci zizi-clé !). Une petite tête de blaireau en sort comme un coucou, répète : « Gni ! » et me fait un clin d’œil (Merci blaireau !). Je dois le suivre ! C’est ma chance. L’orifice est vraiment ridiculement petit mais je ne suis pas Le Serrurier pour rien. Ça doit passer. J’escalade la paroi avec les quelques forces qui me restent (Merci Babybel !). Et dans le petit trou noir, je me hisse. En rampant comme je peux, raclant ma peau contre les parois coupantes, déchirant mes vêtements, j’avance. Je pense aux souris qui parviennent à déplacer leurs organes pour se faufiler dans n’importe quel interstice. Je suis souris. Je rétrécis et puis je grandis. Petit-grand-petit-grand. Compressé, relâché, gonflé, mon corps passe par toutes les formes. Suivre le blaireau « Gni ! ». Toujours ! Ça glisse, ça coince, et puis ça glisse encore. Ça contracte, ça recoince. Et puis, tout d’un coup, je ne suis plus maître de rien, les parois des boyaux m’expulsent, me font avancer tout seul. Je suis mou, je suis liquide. Ça pue la pisse et le sang de blaireau. Je n’ai plus le choix, je relâche tous mes efforts et je me laisse emporter. Ça pourrait presque devenir confortable. Contraction-flopflopflop. Contraction-flopflopflop. Ma tête, mon cerveau, serrés, compressés, je ne peux plus crier, je ne peux plus penser.

Et soudain, SPLOTCH le boyau me recrache puissamment. Je vole ! Et BOUM je me retrouve dans la forêt sur un tas de feuilles gluantes. Liberté ! Je suis couvert de sang, je n’ai plus de short. Devant moi, le blaireau. Il me regarde une dernière fois « Gni ! ». Il me refait un clin d’œil et puis s’en va.

Suis-je mort ? Non… J’entends des voix et de la musique. Et là, même pas loin, je les vois.

ROGER-DIDIER-THIBAUT-MAURICE-MICHEL : les hommes-comité d’accueil qui attendent devant l’entrée de la Grand’Grotte. Il y a des guirlandes, des Frigobox remplis de bières, de la musique à la mode, des chaises de camping, des barbecues et de la viande en barquette. Ils attendent en rigolant, ils ont l’air tellement propres. Personne ne m’a vu. Je pense au marcassin aplati, je pense aux belettes qui baignent peut-être maintenant dans une sauce sang. Et moi ? Comme un miracle, je parviens à pousser un cri. Énorme et désespéré. Toutes les voix et même la musique se taisent d’un coup. Les hommes se tournent vers moi. Je crie encore. Ils arrivent tous en courant.

J’articule péniblement : « Belettes, marcassin, blaireau… » et montre la grotte du doigt.

Un homme me soulève. Il me serre dans ses bras, il sent bon, il est fort.

« T’inquiète gamin ! Ça va aller. » Il répète ça inlassablement comme une prière de papa. Je me sens bien dans ses grands bras. « Ça va aller. Ça va aller. Ça va aller. ».

Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour libérer les belettes tremblantes. 1-2-3-4-5-6-7-8-9-10. Dix belettes que je vois sortir une à une dans les bras de leur papa, au complet et intactes. Et Constantin ? Les ambulances hurlent dans la forêt. Il a fallu quatre hommes pour extraire le marcassin sur sa civière. Il gémit. Ça veut dire qu’il n’est pas mort ? Je m’évanouis.

Quand je me réveille, j’ai l’impression d’être le petit Jésus avec toutes ces têtes de Rois Mages au-dessus de la mienne. Des infirmiers, des belettes, des papas : « Merci Klee ! », « Tu nous as sauvé la vie. », « T’es un sacré champion p’tit gars ! ». Et puis ma mère aussi : « Mon amour, pardonne-moi. Klee, mon Klee. Je n’aurais jamais dû te forcer. Je t’aime, pardonne-moi ! »

Mais au fond de ma tête, de très très loin, une petite musique commence à se faire entendre. Comme une mélodie ancestrale, l’appel du ballon rond… « Pooo-popopopo-pooo-po ! ». De plus en plus fort, du fond des temps, White Stripes à fond la caisse. Et je sens ma lèvre supérieure qui moitié sourit-moitié rugit.

Cécile Hupin