critique &
création culturelle
La poésie selon Tétras Lyre
Rencontre avec Karel Logist, Maud Joiret et Thibaut Creppe

Ce mardi 15 octobre, la librairie Entre Temps de Liège accueillait trois poètes belges, Karel Logist, Maud Joiret et Thibaut Creppe, pour la présentation de leurs nouveaux recueils poétiques publiés aux éditions Tétras Lyre. Retranscription d’une discussion autour de la poésie contemporaine.

Allan Debatty : On est ensemble pendant une demi-heure pour discuter avec nos poètes. Je commencerai par vous les présenter, dans l’ordre alphabétique. Commençons donc avec Thibaut Creppe. Thibaut, tu es né en 1990, tu publies un premier recueil La ville endormie , mais on a déjà pu te lire dans le Groupe Chromatique ; groupe qui a remporté le Prix Georges Lockem. Comme le public n’est pas venu m’écouter, moi, je te propose de te présenter avec l’un de tes poèmes, celui de la page 34.

(Applaudissements)

Passons à Maud Joiret, Maud tu es Bruxelloise, ça compte ici à Liège…

Maud Joiret : Je viens souvent, tu sais. (rires

A.D. : Tu nous offres aussi un premier recueil, Cobalt , dont certains poèmes ont été aperçus dans la revue Boustro . Tu as travaillé à la Maison des Auteurs, notamment pour contribuer à leur site pendant… plusieurs mois ?

M.J. : Plusieurs années même. Presque dix ans. (rires)

A.D. : Je te propose le poème de présentation qui est page 39.

(Applaudissements)

On finit par Karel Logist. Tu es né en 1962 [rires] ton nouveau recueil, Un cœur lent , part d’une maladie, la bradycardie, et si mon compte est exact, il s’agit de ton 21e livre.

Karel Logist : Ah oui ? (rires)

A.D. : Si ton site est à jour.

K.L. : Non. (rires)

A.D. : Disons entre le 20e et le 25e livre, et il est illustré par Serge Delaive qui nous fait le plaisir d’être présent dans la salle. Je te propose le poème page 24.

(Applaudissements)

©Serge Delaive

A.D. : J’aimerais revenir sur un vers pour lancer notre discussion : « tu décroches de tout et surtout de l’amour ». L’ amour était d’ailleurs le thème, Thibaut et Maud, de votre lecture croisée à la librairie Pax. Je lis, chez Thibaut qu’il y a une « elle » qui « a des bistrots dans les yeux », « du Saint-Germain-des-Prés, Dans sa démarche ». Pourrais-tu développer un peu la conception de l’amour dans ton recueil ?

Thibaut Creppe : J’ai deux heures ? (rires) Je vais vous lire le début du texte : « Elle a des bistrots dans les yeux / Et puis des taxis dans les jambes / Elle a l’élégance de Paris / Quand elle se lève au XIX e ». Je parle d’une ville et je m’arrange pour qu’il existe un double-fond où l’on puisse deviner une femme. L’idée est de retracer l’histoire de Paris aux XIX et XX e siècles, mais je ne réponds pas du tout à ta question. (rires)

A.D. : On peut dire que l’amour apparaît souvent dans vos recueils comme étant mélancolique. Karel nous dit, dans invention de l’oubli : « Je vais lancer ton souvenir / contre le miroir de mes jours / et l’on verra bien qui se brise. » L’amour, lorsqu’il est poétisé, doit-il être mélancolique ?

K.L. : Non, pas forcément mélancolique. Je crois que lorsque l’on écrit à propos de l’amour, c’est que l’on a déjà pris de la distance et peut-être que j’écris plus sur les malentendus de l’amour que sur l’amour lui-même. Sur les doutes, les quiproquos, les approximations. Je crois que lorsque l’on est dans l’amour, on écrit pas sur l’amour.

M.J. : Je pense que dans l’amour, on écrit des lettres d’amour. On écrit pas sur ce qui arrive, mais après. C’est quand c’est pourri que cela devient intéressant. (rires) C’est un moteur assez classique. « De tout temps », les malheureux et malheureuses en amour ont écrit des chansons, des poèmes et des romans. Je crois que c’est une des inspirations majeures qui poussent à l’écriture. Ce n’est limite plus original.

K.L. : Non, mais c’est bien que ça existe quand même.

M.J. : Cela peut parler à tout le monde. On est nombreux à se ramasser de grandes baffes. Quand je lis quelqu’un, quelqu’une, qui parle de ses dépressions, j’ai l’impression d’être moins seule et cela permet d’avancer.

T.C. : Je suis d’accord. (rires)

A.D. : On parle de l’amour comme sentiment, mais il y a également l’amour plus incarné et charnel. Karel écrit dans aux polyamoureux : « Quand à mes méandres lascifs / oui : je préfère au lit / les polyamoureux / aux amoureux polis. »  L’amour physique est aussi une donnée à prendre en compte ?

K.L. : Oui, mais j’aime bien les contrepèteries. C’est un sujet difficile que l’amour physique en poésie. Cela a été un tabou pour moi pendant très longtemps. Peut-être que je m’affranchis un peu et que j’écris des choses plus érotiques depuis quelque temps.

A.D. : Un tabou que Maud ne partage pas. (rires) Chez toi, la sensualité revient régulièrement. D’où te vient ce besoin d’exprimer le désir charnel ?

M.J. :  Ce n’est pas le premier texte que j’ai écrit ; j’ai beaucoup de brouillons chez moi que je n’osais pas montrer. L’écriture était encombrante… Le départ de ce texte, c’était le lancement d’une revue pour femmes-artistes par une photographe. Elle m’avait proposé de lui envoyer un texte. Je me suis alors dit que soit je pouvais, comme à mon habitude, faire un déni, soit je pouvais parvenir enfin à sortir quelque chose à bientôt trente ans. (rires) Cette perspective a été l’impulsion de l’écriture. La revue n’a jamais vu le jour, mais je m’étais demandé ce qui m’intéressait dans l’écriture, ce que j’aimais bien lire, ce qui me concernait. Quels endroits on peut aller fouiller grâce à l’écriture. Comme disait Karel, ce n’est vraiment pas évident d’écrire sur le corps, le désir, la sensualité. C’est presque de la pornographie, c’est intéressant, c’est dangereux. C’était à la fois l’évidence de ce défi-là et se montrer à la hauteur de ce désir. En même temps, ce sont des réalités. Ce n’est pas écrire des choses qui n’existent pas ; on le vit aujourd’hui et je pense que c’est important d’avoir des meufs qui essaient d’écrire là-dessus. C’est très humain, on n’a pas à nier cette partie de notre vie. C’est casse-gueule, mais il faut y aller.

A.D. : Cette revue avortée a finalement été un tremplin. Comme tu le dis, le charnel est une réalité que l’on peut vouloir exposer. J’aimerais en venir à notre monde contemporain, car il me semble que vous avez tous les trois une manière particulière de cibler notre monde. Chez toi Thibaut, le monde contemporain est surtout un décor : on voit Liège, les bars… Tu nous dis « la vie, c’est la ville », mais est-ce qu’on vivrait mieux dans une ville du XIXe siècle ?

T.C. : (rires) Non, pourquoi ?

A.D. : Les nombreuses références dans tes textes.

T.C. : Non, je me sers parfois des images que l’on a du XIX e parce que j’aime la lecture des poètes de ce siècle. Forcément, cela a influencé mon écriture, mais je ne fantasme pas sur le passé.

A.D. : Tu utilises tes lectures pour recréer un imaginaire ?

T.C. : Oui, c’est une inspiration. Maintenant, par rapport à l’amour, je vis l’amour dans mon temps et je l’ancre dans des lieux, dans le temps et l’espace pour garder une poésie actuelle.

Même rédacteur·ice :

Un cœur lent
de Karel Logist

Cobalt
de Maud Joiret

La ville endormie
de Thibaut Creppe

Tétras Lyre, 2019

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