Quand et comment est-ce que le projet de l’Arbre du retour est né?

Il est né parce qu’un ami béninois m’a longuement parlé de son pays. Il était demandeur d’asile et n’avait pas le droit de retourner dans son pays, où son papa souffrait d’une maladie. Il n’avait donc pas la possibilité d’aller le revoir, et il m’a dit « peut-être que toi tu pourrais y aller » . J’ai accepté et j’ai vécu dans sa famille, très pauvre, à Cotonou, pendant deux ou trois semaines en 2005.

Là-bas j’ai forcément visité la région, dont la petite ville de Ouidah, où se trouve la Porte du non-retour et ces deux arbres dont je parle dans le roman, l’Arbre d’Oubli et l’Arbre du Retour. En réalité, d’après un sociologue américain, l’Arbre d’Oubli n’existerait pas, contrairement à l’Arbre du Retour. Ce serait une invention à destination des occidentaux, pour le tourisme. Il n’y a aucune trace de cet Arbre d’Oubli avant 1990, ni dans la tradition orale ni par écrit, mais c’est le moment où le tourisme a commencé à exister au Bénin. Par contre, l’Arbre du Retour, lui, aurait en effet existé ; il est plus proche de l'esprit des habitants et des ethnies du Bénin. Donc c’est en découvrant cette Porte du non-retour et l’histoire du commerce triangulaire, passant par le Dahomey à l’époque, que j’ai senti qu’un roman pourrait naitre.

Et puis c’est venu par étapes, j’ai aussi travaillé sur Mark Twain, j’ai lu ses biographies, avec l’idée d’écrire une nouvelle sur lui. Puis il est devenu un personnage du roman parce que, quand il était adolescent, il avait à son service un petit boy , Sandy. Il avait été vendu dans le Maryland et s'est retrouvé au service de Twain enfant, car celui-ci était très fragile et ses parents voulaient qu’il ait un petit protecteur. J’aimais bien croiser les destins et j’ai imaginé que Sandy était un peu le personnage central du roman, autour duquel j’articulais toute une famille, ses ancêtres et ses descendants. Voilà comment c’est né.

Et ce qui a vraiment donné l’impulsion du roman, c’est quand j’ai lu un article présentant un roi de Porto Novo, qui est allé en Alabama en 2013 pour demander pardon à ses frères Noirs, parce que des ethnies de son pays avaient participé à la vente d’esclaves et à la trahison de certains villages. C’est un des premiers pays en Afrique qui a reconnu sa participation, la participation de son peuple, à la traite négrière. Là j’ai senti qu’une trame se dessinait peu à peu et j’ai vraiment commencé à y travailler en 2015, dans le cadre d’une résidence d’écriture pour commencer, parce qu’il fallait que ce soit une immersion à un moment. J’ai laissé reposer quelques fois, notamment parce que j’avais des commandes d’autres romans ou d’autres projets. Mais ça m’a demandé sept ans de travail en tout.

Cela a-t-il été difficile pour vous de travailler sur deux siècles d’histoire ?

Ç a demande beaucoup d’étude surtout, de bien connaitre le sujet. J’ai commencé par acheter des bouquins et lire énormément, à étudier pour m’imprégner de ces deux siècles dont je parle, d’esclavage, puis de ségrégation. Il existe quand même pas mal de livres qui racontent l’histoire d’un esclave en particulier, comme dans Twelve Years a Slave , l’histoire de douze ans d’esclavage avec un héros, mais ce sont des livres qui ont quelque chose d’un peu trop américain à mon goût, en ce sens où ils défendent et présentent un héros parmi les autres, celui qui s’en sort, celui qui est plus fort, qui est plus malin, et ça c’est très américain. Mais ça ne représente pas la lutte d’une communauté toute entière, et quand on suit la vie tumultueuse d’un esclave qui réussit à s’évader, ça semble détaché du présent. Et ce que je constate, c’est que les gens ne font pas beaucoup le lien entre les mouvements comme Black Lives Matter aujourd’hui et l’esclavage, comme si c’était tellement détaché dans le temps que ça n’avait plus de rapport. Avec même des gens qui disent : « de quoi est-ce qu’ils se plaignent encore? Ils ont eu leurs droits, ils sont libres. » On ne se rend pas bien compte à quel point ce que nos ancêtres ont vécu nous influence encore aujourd’hui à l’échelle de l’individu mais aussi de la communauté.

Et c’est pour ça que le thème de l’oubli me semblait nécessaire. La mémoire sert à oublier avant de se souvenir, et donc il y a une lutte pour oublier la douleur, pour oublier les souffrances et en même temps une lutte pour garder en mémoire ce qui permet d’avancer et de ne plus être soumis ; les Noirs soumis aux blancs ne peuvent s’émanciper qu’en ne prenant vraiment conscience de tous les enjeux du passé de l’esclavage. C’était en tout cas les propos de Malcolm X qui disait que si tous n’étaient pas en pleine connaissance de leur passé, ils resteraient soumis aux blancs. Donc la seule façon d’avancer est d’étudier notre histoire, de savoir d’où l’on vient. Bon, lui prônait par-dessus tout ça une haine du blanc, contrairement à Martin Luther King, que j’évoque aussi dans le bouquin. Et voilà un peu tout ce qui a articulé le livre.

C’est vrai que l’on ressent, en lisant L’Arbre du retour , la nécessité de rappeler toute l’histoire de l’émancipation des Afro-Américains, sans tomber dans une fresque historique sur 800 pages.

L’idée était justement que l’on garde la conscience du lien entre les générations : j’aurais pu faire dix volumes, un par génération, mais j’avais envie d’un roman plus serré, où l’on sente, presque de chapitre en chapitre, l’héritage des souffrances et de la lutte. Ç a demandait finalement un livre assez court par rapport à la période donnée. Pour que l’on ne perde pas de vue les aïeux, les ancêtres, les anciens, qu’on ait encore en tête le visage d’Ayo, son action et sa lutte, quatre ou cinq générations plus tard.

Les premiers personnages sont en effet bien installés, on les garde en mémoire tout du long du récit.

Oui, c’est le berceau de tout. Je tenais à ce que les chapitres sur le navire négrier prennent une place particulière parce que chaque personnage dans la suite revit un voyage qui ressemble sous certains aspects au voyage du navire, et au déracinement, tout ce que cela représentait.

Le fait d’écrire sur l’histoire afro-américaine a-t-il été pour vous un questionnement? Ou avez-vous été simplement guidé par la nécessité de raconter cette histoire?

Il y a des sujets qui s’imposent, et celui-là s’est imposé lors de ce voyage. Mais, bien entendu, ça demandait de plonger dans un monde que je connaissais peu et d'accepter l’idée que j'allais peut-être devoir passer des centaines d’heures à étudier et à lire, avant de réellement écrire. Mais c’est fascinant car c’est un apprentissage et c’est ce qui m’a plu dans l’écriture de ce roman : j'ai appris énormément de choses.

Ce que j’ai aussi voulu imprimer dans le roman, c’est qu’il y avait une hiérarc hie à quatre échelons, les hommes blancs, les femmes blanches, les hommes noirs et les femmes noires. Les femmes noires qui étaient plus à plaindre encore que leurs hommes, qui ont porté le mouvement, mais dans l’ombre. Je tenais à souligner le rôle des femmes et la façon dont elles ont porté le chemin de toute cette communauté. Notamment en créant des écoles, comme je le dis avec Rosy, qui crée la sienne. Au moment où le mouvement féministe est apparu, il y avait aussi le mouvement de lutte pour les droits civiques avec Martin Luther King, longue lutte de laquelle les femmes sont assez absentes. Pendant cette révolution, les femmes collaient les timbres sur les enveloppes, elles distribuaient des tracts, mais elles avaient une présence très peu active. Il se trouve que les hommes ne souhaitaient pas qu’elles soient trop présentes et qu’elles mettent en avant une lutte féminsite. Parce que cela faisait trop, disaient-ils, trop à la fois pour les Américains blancs. J’ai été interpellé notamment par le discours de Martin Luther King. Dans son discours, il n’y a pas de femmes présentes à ses côtés, elles sont au niveau du sol, devant, avec les yeux levés sur les hommes qui font le discours. Mais la phrase « Je fais un rêve » , elle lui a été soufflée par Mahalia Jackson, grande dame du gospel, je l’évoque dans le livre, qui lui aurait crié « parle nous du rêve, Martin » . Je trouvais ce moment très symbolique de cette lutte-là, et de tous les complexes que cela suscitait aussi, ce rapport entre les hommes blancs et les femmes noires, les hommes noirs et les femmes blanches, tous les tabous, les interdits et les complexes que cela pouvait aussi susciter.

Dans l’ Arbre du retour , votre style tend à l’oralité. Votre écriture a-t-elle évolué au fil du temps?

Mon écriture a évolué, j’étais dans une écriture essentiellement poétique et sans cadre dans mes premiers romans, avec une présence de l’onirique, mais je ne faisais pas de plan, je me laissais guider par l’écriture. Et dans mes derniers romans, j’ai eu le souci, que ce soit dans Elephant Island ou dans celui-ci, de raconter une histoire, et quand on raconte une histoire, le ton de l’oralité est bienvenu. Et puis j’avais envie que ça puisse être lu par tous et donc d’éviter ce qui serait une littérature trop touffue, trop complexe.

Pour ce qui est du phare de Mark Twain, quelle signification a-t-il pour vous?

Ce que j’aimais bien, c’était la symbolique du phare, la lumière qui guide les bateaux mais qui est un peu incongrue au bord d’une rivière, puisque le chemin est tracé par la rivière elle-même. C’est un rappel aussi de la traversée de l’océan par les navires négriers. Et c’est aussi un auteur, Twain, mis en lumière de façon concrète, alors que son petit serviteur, qui peut-être lui a permis de rester en vie, a sombré dans l’oubli. Dans les biographies de Mark Twain, ça fait une demi page : on y raconte que ce petit bonhomme l’agaçait beaucoup parce qu’il n'arrêtait pas de danser et de chanter. Sa mère lui aurait en effet dit, “c’est sa façon à lui d’oublier sa souffrance, donc laisse le chanter même si ça te casse les oreilles”. Ç a représente aussi pour moi le message ambigu de certains blancs ; le message de la maman de Mark Twain c'est “tu sais ils ont une âme, parce qu’ils ont des souvenirs et qu’ils ont peuvent souffrir et qu’ils peuvent pleurer, mais en même temps ils sont là pour nous servir”. Pour le petit Samuel Clemens, l’esclavage était tout à fait admis, tous les dimanches à la messe on leur expliquait pourquoi il en était ainsi pourquoi les noirs étaient inférieur ; l’enfant accepte ce qu’on lui enseigne. C’est très tard que Mark Twain a changé son point de vue par rapport à l’esclavage. Et il m’a plu d’imaginer que Sandy l’ait retrouvé et l’ait convaincu de parler autrement du sujet.

J’ai appris plusieurs choses grâce à votre livre, notamment la chanson Wade In the Water , et l’étude sur la syphilis à l’Université de Tuskegee.

Wade In the Water , c’est un chant que j’ai découvert assez tôt, qui me semblait très symbolique également : parce que c’est un chant d’évasion qui dit aux esclaves en fuite de marcher dans l’eau pour ne pas que les chiens et les maîtres retrouvent leurs traces. Mais tout en revenant sur la fin du roman à l’idée qu’un jour il faut revenir sur la terre et que les traces on doit les laisser aussi. Et une fois qu’on a fini de fuir, quelles traces on laisse ? Comment est-ce qu’on devient acteur de la société à laquelle on peut enfin participer. Donc c’était un chant parmi tant d’autres qui me semblait porteur d’une belle symbolique.

Pour l ’étude sur la syphilis à l'Université de Tuskegee , c’est un grand mensonge et une grande manipulation qui a duré des décennies et dont on parle peu : on prétendait soigner des personnes afro-américaines alors qu’on leur inoculait la syphilis !

Tout autre chose

Des recommandations pour le mois de Lisez-vous le belge ?

Parmi mes auteurs préférés, Armel Job et Xavier Hanotte sont pour moi deux très grands de la littérature belge. Et parmi les finalistes du Rossel, Philippe Marczewski, qui l’a obtenu, et Antoine Wauters, qui fait aussi beaucoup parler de lui, grand poète et grand romancier. Et sinon je fais partie du jury du prix Marcel Thiry, j’y ai lu quelques très beaux ouvrages. On a primé il y a deux ans Jacques Vandenschrick qui est pour moi un de nos tout grands poètes.