Un livre, un extrait, un commentaire : Karoo vous propose un autre regard sur les livres ! Aujourd’hui, Journées de lecture, de Marcel Proust1).
Journées de lecture en 10/18
Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et pendant lequel nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec amour) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.
Proust, Journées de lecture, Fata Morgana, 2006, pages 9-10
On peut dire que l’incipit tient la promesse du titre : il y est question de jours d’abord, et presque aussitôt d’un livre. L’intensité vitale, placée d’emblée sous le signe de l’exception — peut-être pas de jours… —, est mise en évidence par le contraste avec l’illusion de l’absence de vie.
On peut noter aussi la jolie rime interne vivre/livre, qui introduit sous nos yeux la chair de l’expérience vécue au cœur du livre lu.
Le paradoxe est magnifique : passer du temps — des journées — dans un livre, ce n’est pas passer à côté de la vie, ce n’est pas la laisser passer. Le livre préféré n’est pas préféré à la vie : il est ce qui la retient, ce qui mieux que tout la préserve pour nous. Lu avec délice et avidité, il densifie notre rapport au monde qui lui est extérieur — et qui semblait lui faire obstacle. De leur lutte apparente, naît l’intensité du souvenir, au point que les pages du livre deviennent feuilles intactes d’un calendrier perdu.
Quand on sait comment, par la mémoire (in)volontaire, l’édifice du souvenir a pu se construire, on comprend l’importance de ces moments d’enfance préservés, pris au piège heureux du livre préféré. C’est au centre même de la création à venir de la Recherche2 que Proust place ici ses premières lectures.3
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Journées de lecture
Écrit par Marcel Proust
Roman Fata Morgana, 2006
Il s’agit au départ de la longue préface que Proust donna à sa traduction du Sésame et les Lys de Ruskin. (Notons au passage qu’il y prend nettement ses distances par rapport aux conceptions du grand critique d’art anglais sur la lecture. ↩
Remaniée, une part des Journées de lecture sera tout naturellement intégrée à la Recherche. ↩
Il y a évidemment bien plus dans cet essai. Ainsi Proust évoque-t-il par la suite certains risques liés à une lecture par trop passive, ou érudite. Il plaide pour la lecture stimulante, insistant sur le lien lecture-écriture : « Emerson commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. » La lecture, dit-il encore, doit être « l’incitatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions su pénétrer ». ↩