« Une heure avec Neel Doff »
Suite à la publication de notre article sur Neel Doff la semaine dernière, Karoo vous propose une interview de l’autrice de Jours de famine et de détresse . Une occasion de comprendre son histoire personnelle et ses motivations.
« Une heure avec Neel Doff » a été publié dans Les Nouvelles littéraires du 21 décembre 1929. Il s’inscrit dans un cycle d’interview-reportages que Frédéric Lefèvre consacre régulièrement à une écrivaine. Le ton est mondain et Lefèvre n’hésite pas à brosser ses interlocutrices dans le sens du poil. On s’en rendra compte, ci-dessous, lorsqu’il pronostique, mi-amusé mi-sérieux, un prix Nobel à Doff pour compenser le Goncourt qu’elle a raté en 1911. Malgré cette approche très enrobante, l’interview donne l’occasion à l’autrice de présenter son histoire mais surtout de revenir sur le processus de publication de son premier livre et sur sa vision de l’écriture.
Si elle avait écouté les conseils des figures tutélaires de son temps, il est à parier qu’elle n’aurait jamais publié une seule ligne. Ses Jours de famine et détresse sont, c’est vrai, très loin de la poésie d’un Verhaeren ou du stylisme d’un Eekhoud… Elle arrive trop tôt : le roman prolétarien n’existe pas encore et la représentation du « populaire » est gouvernée par le naturalisme, ses codes et ses auteurs bourgeois et masculins. Il est très signifiant que Doff ne cherche pas à s’inscrire à la suite de Zola ou de Lemmonier mais qu’elle les critique au contraire. Elle se place sous la bonne étoile de Dostoïevski des années avant que l’auteur russe ne devienne une référence dominante de la littérature francophone et l’objet de débat passionné comme cela sera le cas, par exemple, dans et autour de l’œuvre de Camus.
Il faut donc prendre cette interview pour un produit de son temps : volontiers « sensationnelle » et déterminée par les intérêts de Lefèvre. Nous avons conservé la forme original à deux exceptions près : le résumé en intertitre, redondant, a été supprimé, ainsi que le passage en gras d’un paragraphe, qui choquerait trop dans une composition en ligne. Les multiples utilisation de l’italique – pour signaler les œuvres, souligner les propos de Doff et marquer les interventions de Lefèvre – ont en revanche été conservées ; comme l’utilisation d’orthographes aujourd’hui hérétiques, comme celle de « poëte ».
Nous devons signaler, surtout, qu’une partie de la version originale (disponible sur le site de la Bibliothèque National de France ) a été altérée : en effet, un coin de journal manque. Nous avons essayé, dans la mesure du possible, de reconstituer les phrases ainsi amputées en signalant à chaque fois nos ajouts par des crochets ([…]). La plupart des mots étaient facilement devinables ; mais dans un ou deux cas, le transcripteur a dû risquer une interprétation. Dans ce cas, le mot est suivi d’un point d’interrogation ([… ?]). Pour une unique occurrence, il nous a été impossible de compléter le passage, les crochets demeurent donc vides.
Une heure avec Neel Doff
Les Nouvelles Littéraires – 21 décembre 1929
Je m’imaginais je ne sais pourquoi que Neel Doff, qui est la plus justement célèbre des femmes écrivains d’Europe et du monde habitait un village perdu en Hollande.
Et voilà que je reçois samedi un nouveau livre d’elle, composé de deux grandes nouvelles, Elva qui donne son titre au volume et Dans nos bruyères . Aucune dédicace mais une carte avec l’adresse de l’auteur à Bruxelles. Pas une minute d’hésitation. Le premier train partait une demi-heure plus tard : à deux heure et demie, je sonnais chez Neel Doff qui habite le quartier de la Porte de Namur.
J’étais ému comme au plus grands jours. Neel Doff n’aurait-elle pas dû depuis longtemps prendre place dans ma galerie d’ Heures avec … entre Thomas Hardy , l’auteur de Jude l’obscur et de Tess d’Urberville , près de qui j’avais eu la chance de passer une journée inoubliable dans sa villa de Max Gate, à Dorchester, quelques années avant sa mort, et Johan Bojer ou Ramuz ?
Neel Doff fait partie de la phalange peu nombreuse des écrivains authentiques, pour qui écrire est une nécessité et un acte, un acte nécessaire , le plus souvent un acte révolutionnaire, un acte de révolte contre les bassesses et les médiocrités d’une existence si dure au plus grand nombre.
Neel Doff, la princesse des écrivains non-conformistes…
Jours de famine et de détresse , Contes farouches , Keetje , Keetje trottin , Angelinette , Campine , Elva , sept livres, sept chef d’œuvres.
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Je suis introduit par une femme de chambre flamande qui s’exprime difficilement en français et qui est sans doute la remplaçante d’Elva. Elle a, en effet, l’air beaucoup trop grave pour que je reconnaisse en elle la petite bonne par usurpation de fonctions qui a donné son nom au dernier livre de la grande romancière.
Simple, gai, alerte, souriante, Neel Doff m’attend dans son grand cabinet de travail au premier étage. Au mur, des affiches encadrées de Toulouse-Lautrec, datées de 1894 et 1895 : May Milton , May Bedford, qui chantait au Chat-Noir, Jane Avril , du Jardin de Paris. Une autre, la plus belle peut-être, est une affiche de publicité pour un livre Babylone d’Allemagne, par Victor Joze , chez tous les libraires ! Je ne peux détacher mes yeux de ses magnifiques uhlans. Au premier plan, un officier athlétique tourne vers nous une tête, arrogante comme il sied. Les croupes des cheveux qui disparaissent luisent étrangement. Je songe à la gloire et à Victor Joze. Victor Joze est mort, bien mort, Neel Doff est immortelle, et c’est le roman mort-né de Victor Joze qui fut révélé aux masses par l’immortel Toulouse-Lautrec. Ironie du sort !
Le livre, occasion et objet de l’affiche, a sombré à jamais dans les limbes des [au]teurs sans personnalité, tandis que [l’affi]che est toujours là, qui nous émer[veille et] témoigne une fois de plus qu’un [bon ?] artiste sait demeurer fidèle dans le[s petites] choses comme dans les grandes [œuvres ?,] pour lui il n’y a pas de genre i[ngrat] mais un devoir constant de dem[eurer tou]jour égal à soi même. Neel Doff suit mon regard et, sans nul doute, devine et partage ma pensée.
Menue et charmante, elle s’est installée en face de moi comme si elle allait continuer à taper sur sa petite machine portative. A côté de la machine, un gros paquet de feuilles dactylographiées.
Je m’excuse d’interrompre son travail.
- Non, ce n’est pas un nouveau roman. En ce moment, je ne suis pas inspirée. Je ne me force jamais. Alors, comme il faut travailler tout de même, quand je suis en période de sécheresse, je m’amuse à des traductions : c’est ici la traduction du roman d’une jeune Hollandaise inconnue en France, Carry van Bruggen : Het Huisje Aan de Sloot qui veut dire : La maisonnette au bord du fossé . L’auteur dépeint dans ce livre la vie des juifs miséreux d’une petite ville de la province hollandaise. C’est pittoresque et émouvant. (pas d’ouverture)
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Je regarde mon interlocutrice. Elle parle avec vivacité, enthousiasme. Comme ses cheveux blancs sont fins ! Quelle flamme jeune dans ce regard mobile ! Quel âge peut-elle avoir ?
Elle avoue avec coquetterie :
- Je suis née le 27 janvier 1858. Mon père, un grand Frison, était gendarme et ma mère dentellière.
Troisième née d’une famille de neuf enfants, je n’allais à l’école que par intermittence. Il me fallait habiller, porter, promener, surveiller mes frères et sœurs.
Mon père était si bon qu’il ne pût rester dans la maréchaussée : il prévenait les braconniers qu’il serait obligé de les arrêter la nuit suivante ! Alors nous partîmes pour Amsterdam où il devint cocher de fiacre. Un cocher de fiacre avec neuf enfants, la misère sans phrases ! Il est difficile à ceux qui n’ont pas connu cette misère, qui fut mon partage jusqu’à ma vingtième année, de l’imaginer. Les riches manquent terriblement d’imagination sur ce point et je ne sais si c’est absolument leur faute : la vraie misère, celle que j’ai subie, est tellement riche en nuances ! Être malheureux de cette sorte, ce n’est pas seulement crever de faim, c’est ne pas pouvoir être propre, c’est être mal habillé, mal logé, ne pas pouvoir fréquenter les gens qui vous plaisent mais être au contraire réduit à des promiscuités déplaisantes. Parfois nous logions dans une cave des bas-quartiers d’Amsterdam et quand une inondation se produisait la nuit, nous nous réveillions brusquement à demi submergés…
Être pauvre, c’est surtout ne pas pouvoir étudier à sa guise, d’un mot, être séparé de la beauté sous toute ses formes par mille obstacles, dont la plupart sont insurmontables…
Neel Doff se tait un instant, regardant au loin. Elle soupire, agite la main comme pour chasser des visions trop tenaces, puis reprend :
- Quand j’ai reçu votre télégramme, je me suis réjouie de vous voir, mais j’étais en même temps un peu inquiète. Vous m’apparaissiez comme un juge d’instruction. Qu’allais-je pouvoir vous raconter sur les appels de l’Orient ou sur les États-Unis d’Europe ? J’avais peur surtout que vous m’interrogiez sur Dieu, ajouta-t-elle en souriant, car de lui je ne sais rien, vraiment rien !
Je ne suis ni une idéologue, ni une doctrinaire. Toute mon œuvre est née de ma misère et cette misère qu’avec les miens j’ai endurée pendant vingt ans et qui m’a meurtrie pour le reste de ma vie, me rend sensible à toutes les misères du monde. Lorsque je vois autour de moi des êtres entravés dans leur développement, des enfants doués pour l’étude et qui ne peuvent étudier parce que trop tôt ils doivent gagner leur vie, je revis les angoisses de mon adolescence.
Je l’interrompis :
- Cette pitié qui circule à travers tous vos livres, de Jours de famine et de détresse à Elva , en passant par Contes farouches , Angelinette ou Keetje , émeut d’autant plus le lecteur qu’elle demeure inexprimée. Vous la faîtes naître de vos récits eux-mêmes, de votre attitude en face de la vie, comme elle naît quotidiennement en nous du spectacle même de la vie et non de principes ni d’argumentations. Mais pourquoi avez-vous attendu jusqu’à 1911 pour publier votre premier livre ?
- Si j’ai tant attendu, c’est que j’avais une culture, mais aucune instruction. Jusqu’à ma vingtième année, je ne savais guère en français que le mot non . C’est à vingt-huit ans que mon mari me fit entrer au Conservatoire de Bruxelles où se fait un travail extrêmement sérieux de diction et d’initiation aux classiques. Il s’agit d’abord d’enlever aux élèves leur accent, ce qui n’est pas toujours facile : on vous arrête à chaque mot que vous dites mal.
J’ai le goût de la lecture innée en moi. Depuis ma plus tendre enfance, que de nuits entières j’ai passées à lire ! La lecture a été ma passion plus même que l’amour.
- Vous n’aviez rien écrit avant Jours de famine et de détresse ? Vous avez débuté par ce coup de maître ?
- Si, j’avais fait un roman et un jour que je me rendais à une exposition avec Georges Eekhoud, je lui en parlai timidement. Mais il m’arrêta dès les premiers mots d’un tel haut-le-corps que je rejetai mon manuscrit et ne le sortis de mes tiroirs que des années après pour le brûler.
Ce désir de m’exprimer, je l’ai toujours senti en moi comme une nostalgie, comme un appel vers quelque chose qui me manquait, une lacune, un trou.
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Un jour d’hiver – j’habitais alors Anvers – j’assistai de ma fenêtre au spectacle que j’ai dépeins sous le titre Vision aux premières pages de Jours de famine et de détresse et où je conclus : « Ce sont toujours les déguenillés que l’on rosse ». En voyant ce gamin battu parce qu’il était misérable, j’eus une réminiscence très violente de mon enfance, je me souvins de scènes analogues dont mes frères avaient été les héros, les victimes.
Je pris un crayon et de petits papiers, je me mis à écrire, et tout sorti en une fois, sans rature. Je m’en souviens comme si c’était hier : c’était le 28 février 1909, avenue du Sud à Anvers. Quand mon petit bloc-note fut épuisé, le livre était achevé. J’éprouvai alors une merveilleuse sensation d’apaisement et de sérénité, comme si j’avais vengé mon enfance et celles de tous les grelotteux. Mais cette sensation dura peu, et je fus prise ensuite d’une tristesse effroyable. Sur ces entrefaites, une amie me rendit visite. Je voulu lui demander son avis sur ce que j’avais écris. Elle trouva cela très bien, « mais, ajouta-t-elle, mon avis ne vaut pas grand’chose. Puisque Laurent Tailhade est justement chez moi, venez demain prendre le thé, vous lui montrerez votre livre. » Je me rendis à cette invitation et commençai à lire. Tailhade ne me quitta pas des yeux.
De temps en temps, intimidée et craignant d’abuser, je m’arrêtais. Mais Tailhade me demandait aussitôt s’il y en avait [encore] et me priait de continuer. Je lus […] et le livre. Quand j’eus fini, Tail[hade se le]va, me pris les deux mains qu’il [serra] avec émotion : « C’est admira[able ...] mais surtout n’y changez rien ». [Il dit] deux fois : « N’y changez rien ». [Je rentrai] chez moi heureuse et replaçai [mon manuscr]it dans un tiroir.
[Je n’avais] rien dit à mon ami, lorsque, quelques mois plus tard, je reçu à la campagne une carte de Laurent Tailhade qui m’interrogeait : « Où en sont nos cachotteries littéraires ? » Mon mari me demanda une explication et, quand il sut ce dont il s’agissait, il voulut avoir l’avis de Verhaeren, qui, après lecture du manuscrit, porta ce verdict : « C’est mort. Il faut galvaniser cela, y mettre de la vie. » Je ne compris que plus tard ce que le poëte entendait par là. Il voulait de la rhétorique et des mots sonores.
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Deux ans plus tard, Mme Octave Maus , de Bruxelles, remis mon manuscrit à Lugné-Poe . Celui-ci le porta à Fasquelle, qui devint ainsi mon premier éditeur. Francis Jourdain, ayant lu le livre, le communiqua à Mirbeau, qui engagea aussitôt la lutte pour me faire décerner le prix Goncourt. Il y eu sept ou huit tours de scrutin, mais ma qualité d’étrangère fut un obstacle invincible, et je demeurai avec les vois de Gustave Geffroy , de Lucien Descaves et de Mirbeau.
Je dis à Neel Doff :
- Le prix Nobel 1930 réparera l’injustice du prix Goncourt de 1911…
Neel Doff sourit. Dieu, quel beau sourire !
- Et vous avez rencontrez Mirbeau par la suite ?
- Oui séjournant à Paris, en 1913, je suis allé le remercier en compagnie de George Besson . Il habitait je ne sais quel coin de banlieue. Il vint nous chercher en auto à la gare. Il avait la figure bouffie et blême, les gros chaussons de quelqu’un qui a la goutte. Il était sourd. Il me montra sa magnifique galerie de tableaux. Cézanne – je n’en avais jamais vu – me fut une révélation. Mais j’ai gardé de mes années de misère un estomac fragile. Le thé après chaque repas m’est un cordial nécessaire. Je n’osai en réclamer à Mirbeau et je fus prise d’une migraine atroce. Je me disais : « Comme je dois lui paraître stupide. » Ma confusion s’augmenta quand nous nous promenâmes dans son vaste jardin tout rempli de fleurs magnifiques. « Comme je dois lui déplaire, me disais-je, pour qu’il n’ait pas fait cueillir le plus petit bouquet pour la visiteuse ! » Car c’est ici une coutume qu’on ne néglige jamais. Il est vrai qu’il était seul, Mme Mirbeau ayant dû partir en voyage quelques jours avant notre arrivée.
- Votre second livre fut les Contes farouches qui s’ouvre par ce magnifique Stientje qui est une des choses que je préfère dans votre œuvre ?
- Oui. J’ai publié Contes farouches en 1913, mais ce n’est pas mon livre préféré. Ce que je préfère c’est le premier et Keetje trottin . Dans Elva , qui paraît aujourd’hui, il n’y a aucune invention ni même aucune transposition, pas plus que pour les trois quarts de Jours de famine et de détresse et pour la plus grande partie de mon œuvre. Je crois que l’imagination pour un écrivain ne consiste nullement à inventer de toutes pièces, mais à se recueillir dans le souvenir d’une réalité profondément éprouvée et à reformer cette réalité en la centrant autour d’un grand sentiment. Pour moi, ce sentiment, je vous l’ai déjà dit, c’est la pitié pour ces êtres trop nombreux auxquels est refusée la possibilité de poursuivre sans entraves leur complet développement. J’ai pitié pour tous ceux que le sort traite comme une guenille. Mais j’ai été trop et trop longtemps misérable pour avoir le romantisme de la misère. C’est bon pour ceux qui la dépeignent de l’extérieur. Quelles merveilles ne sont pas sorties du loisir ! Je ne souhaite pas la misère à ceux qui possèdent, mais le bien-être à ceux qui n’ont en partage que la misère. Le bien-être n’est pas donné à l’homme pour se gorger, mais pour s’épanouir dans la joie et produire.
La misère et la mort sont les deux plus terribles réalité.
Mon interlocutrice se lève :
- Ce qui me dégoûte, c’est d’aller dans le trou. Ce n’est pas le lendemain de la mort qui m’épouvante. Après la mort, je ne redoute rien. Ce qui me dégoûte, c’est de plus être là. Ainsi, ma mère, autrefois, avec de pareilles craintes, empoisonna ses dernières années. Mais au moins ma mère, elle, savait pleurer comme une enfant. Je n’ai même pas ce soulagement.
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Ayant pris ce ton d’intime de confidence, l’entretien se prolongea longtemps. Neel Doff me parla de ses amis français : Duhamel , Léon Werth , le poëte Charles Vildrac , d’une visite que lui fit un jour André Baillon dont elle place très haute l’ Histoire d’une Marie , de Colette qu’elle a rencontré plusieurs fois et dont elle aime particulièrement la Maison de Claudine « où la vie est serrée de si près » et l’ Envers du Music-Hall où elle retrouve « les accents d’une pitié qui ne trompe pas ».
Comme je l’interroge sur ses livres de chevet, elle m’avoue avoir lu quatre fois les onze volumes des Mémoires de Saint-Simon et qu’elle revient volontiers aux Lundis de Sainte-Beuve.
Balzac est un dieu pour elle. Heine est son poëte favori : « J’ai fais la découverte de Goethe, il y a seulement trois ans me confie-t-elle. J’en suis tombée amoureuse aussitôt. J’ai lu l’année dernière le Goethe de Jean-Marie Carré. Je vais commencer demain celui de Ludwig.
Je connais assez bien Diderot. Pour Rousseau, je suis une fanatique des Confessions mais Julie me fatigue. Voltaire m’a été révélé au Conservatoire par Zaïre . Il m’embêtait. Il y a quelques années j’ai pris les Contes . Ce fut un éblouissement.
Voyez-vous, ajouta-t-elle, je n’ai jamais été alimentée que par les livres et par moi-même. Chaque fois qu’un écrivain touche la vie directement, il devient quelqu’un de très bien.
Mais aujourd’hui je ne sais plus lire les romans français contemporains avec leurs sempiternelles histoires d’amour. Je préfère les livres qui me donnent de vrais documents, les Mémoires , par exemple, ou les Souvenirs entomologiques de J.-H. Fabre .
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Stefan Zweig, à la première page de son admirable biographie de Romain Roland dont la traduction français vient de paraître, écrit fort justement : « C’est une tendance du Destin que de pétrir en des formes tragiques la vie des grands hommes. Il essaie le meilleur de ses forces sur les plus robustes, dresse en face de leurs projets l’absurdité des contingences, influe sur leurs destinées par de mystérieuses allégories, leur barre la route, afin de les rendre forts où il faut qu’ils le soient. Il joue avec eux, mais d’un jeu sublime car toute chose vécue est un gain. Les derniers venus parmi les puissants de ce monde, Wagner, Nietzsche, Dostoïevsky, Strindberg, ont tous reçus du Destin cette existence tragique d’où naquit leurs chefs-d’œuvre.
À la liste de Zweig ajoutons Gorki, Panaït Istrati , Neel Doff. De ses vingts années de misère, Neel Doff a su faire germer une pitié lucide, jamais pleurnicharde mais toujours active. Une pitié qui a su agir et produire. Produire une œuvre où l’amour des hommes, l’amour des bêtes, l’amour de la nature se mêlent sous le signe de la poésie, de la concision la plus dense, de l’humour, et aujourd’hui avec Campine et Dans nos bruyères sous le signe de la sérénité.
Frédéric Lefèvre