critique &
création culturelle
SPARKS FOR EVER
(I hope)

Les Sparks sont de retour après leur équipée avec Franz Ferdinand. Et ils ont des choses à nous dire. Imaginez qu’il ont trouvé dans leur piscine un hippopotame.

You always kind of hate to explain songs, because people that are hearing the song and actually liking it for their own reasons, they hear your explanation and they think, ‘That’s not what I’m seeing in the song.’ And then they kind of get offended or feel that their intelligence has been questioned or something. — Ron Mael.

La sortie de leur dernier album a coïncidé avec une tournée mondiale et un concert à l’ Ancienne Belgique1 . Le public, amoureux, leur a fait un triomphe à la mesure de leur immarcescible talent. Il a salué cette suite imparable de grandes chansons roboratives. Russell faisait plaisir à voir tant était palpable son bonheur d’être là. Ron, on le sait, est d’un autre acabit, mais lorsqu’il se met à « danser », on oublie tout. Quant à ses remerciements en fin de spectacle, ils en auront ému plus d’un.

Qu’écrire des Sparks ?

Ils sont baroques, ils sont pop, ils sont sophistiqués — mais pas glacés. Ils sont immédiats, ils sont conviviaux. Ils sont snobs, délicieusement. Ils adorent les citations. Ils sont sérieux comme le plaisir, plaisants avec sérieux. Ils sont théâtraux, arty extrêmement. Drôles, formidablement rompus à l’art de l’auto-dérision. Fiers aussi : vous en connaissez beaucoup, des groupes pop qui éditent un luxueux — et indispensable — recueil de leurs paroles de chansons2 ?

La belle année 1967 les voit débuter leur carrière musicale sous le nom de Urban Renewal Project. Ils deviennent les Sparks en 1971. Ces deux frères si différents — à ma gauche Russell Mael, l’artiste glam extraverti ; à ma droite Ron, l’incombustible et moustachu fonctionnaire du clavier Roland (rebaptisé Ronald) — font assurément la paire. En 1974, This Town Ain’t Big Enough for Both of Us envahit les ondes. Plus catchy , tu… meurs. Le morceau sera repris bien plus tard par Siouxsie and the Banshees, cité comme un de leurs all-time favorites par Björk et Thurston Moore, notamment. Nombreux sont les artistes — New Order, Depeche Mode, Morrissey — qui reconnaissent leur influence.

Cinquante ans qu’ils lancent leurs étincelles, et voilà qu’ils investissent le top 10 britannique pour la première fois depuis 1974 grâce à leur dernier disque et vingt-troisième — à un ou deux près — album studio. Dave Simpson, dans le Guardian , ne tergiverse pas : « For anyone yet to experience the Maels’s unique charms, their best album in decades is as good as any place to start. »

Pour ma part, je conseillerais à mon aimable lectorat non-sparksien de ne pas s’abandonner aux joies du dernier opus avant d’avoir goûté, par exemple sur l’excellent Two Hands One Mouth (( That’s all I need to satisfy you… )) (Live in Europe) , l’éclatant éventail musical des frères Mael et de s’être laissé charmer, sur des tempi très différents, par l’irrésistible Metaphor :

A metaphor is a glorious thing,
A diamond ring,
The first day of summer
A metaphor is a breath of fresh air,
A turn-on,
An aphrodisiac (…)

Use them wisely,
Use them well,
And you’ll never know the hell of loneliness

le délicieux Under the Table with Her :

Nobody misses diminutive offspring
Not when there’s big wigs there, there
Dinner for twelve is now dinner for ten
‘Cause I’m under the table with her

le contagieux Rhythm Thief :

I am the rhythm thief
Say goodbye to the beat
I am the rhythm thief
Auf wiedersehen to the beat

Oh no, where did the groove go, where did the groove go, where did the groove go?
Lights out, Ibiza
Where did the groove go, where did the groove go, where did the groove go?

et l’inégalablement touchant Never Turn Your Back on Mother Earth .

Hippopotamus

On y retrouve tout ce qui f(a)it le charme des Sparks, ce « cocktail savant d’opérette, de comédie musicale, de variété d’autrefois, de pop et de rock » (François Caron), associé à l’humour si singulier du duo californien le plus british du monde.

Tout commence par une délicieuse pochette à la David Hockney… à un détail près, qui donne son titre à l’album. There’s a hippopotamus in my pool , s’exclame Russell au beau milieu — huitième plage sur quinze, rien n’est laissé au hasard — du disque.

Et si ce n’était que ça. So the title track of Hippopotamus , the first Sparks qua Sparks record in nearly a decade, would naturally be a bouncy aria, one they rhyme with anonymous , Hieronymus , abacus , microbus , and Titus Andronicus . (Chris Randle)

Le ton est donné. Tout est — dieu merci — possible.

Lente et délicate chanson d’ouverture — une minute  vingt de piano voix pour évoquer la perte de repères liée à l’effacement cruel de la mémoire ( Probably Nothing) —, suivie d’une emballante et entraînante ode à la position du missionnaire. Ambiance plus sombre pour un très pop hommage à Edith Piaf ( Edith Piaf (Said It Better than Me ), qui est bien davantage — un regard amer sur la tristesse et la vacuité de la vie, avec ce terrible leitmotiv : Live fast and die young/ Too late for that . Éloge érotisé et pétillant à souhait du design scandinave ( Scandinavian Design ).

Impossible de parcourir tous les sentiers de cet album gonflé à bloc. Vous y trouverez pléthore d’orchestrations inventives, d’interprétations vocales exaltées et acidulées — le timbre si singulier de Russell fait merveille —, de manipulations électroniques, de délectables et irritantes répétitions — Giddy, Giddy, Giddy, Giddy, Giddy, Giddy … Vous serez séduits et intrigués par des textes retors aux audacieux clins d’œil — So tell me Mrs. Lincoln, aside from that how was the play? — , emportés par des instruments déchaînés, des rythmes irrésistibles (tel celui de The Amazing Mr. Repeat , que j’aime à me repasser… en boucle).

On pourrait parler ici d’un album de bravoure , comme on dit morceau de bravoure . Notre duo (hyper-)dynamique prend à cœur d’exploiter jusqu’au bout chacun des filons — musicaux et textuels — qu’ils ont découverts.

Pour cette raison même, le disque est peut-être difficile à apprécier d’une traite. Trop de notes, trop d’idées… Mais comment s’en étonner venant des Sparks ? Célébrons donc plutôt cet excès — qui est densité et profondeur. Comme l’indiquent les frères Mael dans une interview à propos de leurs textes : Si tout est trop évident dès la première écoute, on risque de vite s’en lasser. On préfère que les gens aient besoin d’écoutes répétées pour tout saisir.

Les Sparks à Amsterdam, en 1975. Photo © Gijsbert Hanekroot/Redferns.

Hippopotamus , c’est la légèreté, l’ironie, le drame, le cabaret, la passion, la frustration, la répétition, l’absurde, le réel, le musical , le livresque, le filmique, la tendresse, la mélancolie, la lucidité.

Vous y trouverez aussi : un Dieu suprêmement agacé par les demandes incessantes de ses fidèles ( What the Hell Is It this Time?) ; un observateur embarrassé lors d’un enterrement où nul propos tenu sur le défunt n’est adapté à la situation ( Bummer ) ; un être curieusement détaché du monde ( Unaware ) ; un individu presque parfait mais… vraiment pas drôle ( I Wish You Were Fun ) ; un réalisateur français qui se doit d’offrir au public des films obscure like hell ( When You’re a French Director , avec la participation amusée de Leos Carax, sur un rythme de bal musette) ; un hymne à la joie, à l’amour et au  plaisir ( A Little Bit Like Fun ) . Un final mélodieux et solennel, laissant large place à la voix sublime de la cantatrice américaine Rebecca Sjöwall, qui se marie parfaitement à celle de Russell — ah cette dernière note si haute, si sensiblement tenue…

Du grand art.

Même rédacteur·ice :

Hippopotamus

Sparks
2017, BMG / The End Records.