critique &
création culturelle
This is your song (120)
All Too Well, The Short Film Taylor Swift

Une chanson, illustre ou inconnue, c’est le principe plus de cent fois renouvelé de This is your song : All Too Well , le clip musical émotionnel de Taylor Swift, s’inscrit dans un projet qui pourrait déclencher une série de changements significatifs au sein de l’industrie musicale.

Un des classiques de Taylor Swift est devenu encore plus épique. La chanson « All Too Well », incontournable de l’album Red sorti en 2012, a eu droit à une renaissance grâce au récent ré-enregistrement de l’album. Avec la sortie de Red (Taylor’s Version) le 12 novembre dernier, les auditeurs·rices ont pu redécouvrir « All Too Well » avec, en bonus, une version longue de dix minutes.

Ce n’est pas tout, Taylor Swift sait comment gâter ses fans. La version longue est accompagnée d’un court-métrage réalisé par la chanteuse elle-même : All Too Well, The Short Film met en scène Sadie Sink ( Stranger Things ) et Dylan O’Brien ( Teen Wolf ) dans un cadre d’automne filmé à la pellicule. Organisé en chapitre, le court-métrage raconte l’histoire narrée par la chanson : l’arrivée des sentiments amoureux, les moments intimes, et les premiers signes de séparation dévoilant l’insensibilité de l’un et les insécurités de l’autre.

Le projet des re-recordings

La sortie de ce court-métrage se fait dans le cadre du projet de ré-enregistrement des six premiers albums de Taylor Swift : les re-recordings . Ces six albums sont sous la possession de Big Machine Records, ancien label de la chanteuse.

La difficulté à posséder son catalogue préoccupait déjà l’artiste dans le passé, avant même de quitter Big Machine Records. À plusieurs reprises, Swift avait exprimé son envie de racheter ses premiers albums auprès du label, se heurtant à chaque fois à un refus. Cette situation – qui n’est pas du tout isolée dans l’industrie musicale – reflète le pouvoir des maisons de disque et les intérêts économiques qui se cachent derrière la possession de la musique d’un·e artiste. Finalement, l’entièreté du catalogue a été revendue à deux reprises à d’autres personnes, sans le consentement de Swift. D’où le projet des re-recordings : l’artiste possède les crédits d’écriture de ses chansons, ce qui lui permet de les ré-enregistrer tout en ajoutant des morceaux jamais sortis auparavant (les chansons « from the vault » – du coffre-fort).

L’entreprise conséquente que représentent les re-recordings permettrait de dévaloriser l’ancien catalogue de la chanteuse. Dès lors, les ré-enregistrements doivent être le plus fidèle possible aux originaux afin que les fans puissent apprécier les mêmes chansons qu’ielles écoutent depuis quinze ans. Toutefois, les nouvelles versions se distinguent des anciennes par une production de plus grande qualité et des compétences vocales nettement meilleures grâce à l’expérience de l’artiste.

Il s’agit pour Taylor Swift d’une réappropriation de toutes ces années de travail et de création, lui permettant de posséder sa musique tout en la renouvelant pour les fans en sortant, par exemple, des clips musicaux inédits - d’où la réalisation du court-métrage accompagnant l’enregistrement de « All Too Well (10 minutes version) (From the Vault) (Taylor’s Version) » . Cela fait beaucoup de parenthèses, mais de cette manière, l’auditeur·rice est certain·e d’écouter une chanson qui appartient à l’artiste afin de soutenir son projet de réappropriation. Les fans ont pu écouter cette version pour la première fois en novembre 2021, même si elle reposait dans un tiroir depuis longtemps : en 2012, Swift révèle que la version originale de « All Too Well » devait durer dix minutes, mais que celle-ci a dû être réduite pour figurer sur l’album.

La chanson

And you call me up again, just to break me like a promise

So casually cruel in the name of being honest

Ces deux phrases, tirées du pont de la chanson, contiennent en elle tout ce qui rend l’expérience de « All Too Well » aussi intense. Ces quelques mots sont devenus des paroles-phares dans toute la discographie de Taylor Swift, et seront hurlés par les fans en concert faisant résonner l’entièreté de la ville qui accueille l’artiste. L’appréciation générale de la chanson réside sans doute dans l’universalité des sentiments transmis par les paroles de l’artiste. L’originale de 2012 avait déjà cette force-là, ce qui en fait une des chansons favorites des fans de l’artiste américaine. « All Too Well », c’est le récit d’une rupture de laquelle jaillit une grande incompréhension mêlée d’amertume. C’est aussi cette impression d’être minuscule face à une personne admirée, idéalisée, qui n’agit pas toujours en la faveur de l’épanouissement de l’autre. Le texte de la chanson relate des souvenirs précieux, à travers un chagrin qui montre le regret de s’être fait embarquer dans une relation menant tout de même à une impasse.

Tout cela gagne en profondeur avec la version longue : au texte original, Swift a ajouté un couplet, un refrain, un pont et un final. En tout, dix minutes de réminiscence à laquelle s’ajoutent des éléments plus précis sur la relation : la différence d’âge, la référence à New York, ou encore l’absence émotionnelle du partenaire qui n’a exprimé son amour qu’une fois leur histoire terminée : You never called it what it was / til we were dead and gone and buried / Check the pulse and come back / Swearing it’s the same / after 3 months in the grave .

Le court-métrage

And there we are again when nobody had to know

You kept me like a secret, but I kept you like an oath

Sacred prayer and we'd swear

To remember it all too well

Le court-métrage illustre parfaitement l’ensemble des émotions contenues dans le texte de la chanson, de la mélancolie à la rancœur. En ce sens, Sadie Sink et Dylan O’Brien font un travail phénoménal quant à l’appropriation de leur rôle respectif : dans le rôle de la jeune fille, c’est Sink qui partage la profondeur de l’expérience de « All Too Well ». Elle est en couple avec un homme charmant et plus âgé qu’elle. Au départ, ce dernier lui donne l’amour et l’attention qu’elle mérite, pour finalement ne pas prendre au sérieux ses craintes et mettre fin à la relation. Le court-métrage s’apparente plus à un clip musical, jusqu’à cette coupure dans la chanson pour mettre en scène un dialogue agité entre les deux personnages. Au départ, elle lui en veut, mais il refuse de valider ses sentiments et provoque chez elle un lourd sentiment de culpabilité. La scène donne vie au récit de la chanson : elle matérialise le portrait des deux partenaires et les dynamiques de leur lien amoureux.

À la fin, la dimension du souvenir se concrétise avec la conclusion de la chanson : treize ans plus tard, la femme est devenue écrivaine et fait la promotion de son roman All Too Well . Le flash forward se fait en même temps qu’un changement de teneur significatif dans la chanson - l'instrumentalisation devient plus grave et laisse entendre des percussions lourdes par-dessus le reste. En même temps, le chant passe d’une sensibilité mélancolique à l’expression d’une rage forte : And I was never good at telling jokes / But the punchline goes / I’ll get older, but your lovers stay my age . Dans le film, le personnage féminin n’est d’ailleurs plus joué par Sink, mais bien par Swift elle-même qui incarne la femme à l’âge adulte. À travers ce final apparait la représentation d’une femme qui apprend à vivre avec en elle le souvenir d’une blessure traduite en forme d’art. Il s’agit alors de la partager avec d’autres afin de prendre le contrôle de son vécu pour en ressortir plus solide.

Il est clair que la sortie de ce court-métrage représente plus que la mise en film d’une chanson de rupture. Pour Taylor Swift, il s’agit d’une réappropriation de son travail et d’un contrôle total sur ce qu’elle crée de ses propres mains. Pour un·e artiste, c’est fondamental de pouvoir transmettre sa passion tout en ayant tous les droits dessus. L’industrie musicale et la pression des maisons de disque font qu’il est rare que les musiciens·nnes possèdent leur musique. Le projet des re-recordings d’une femme aussi influente que Taylor Swift aura peut-être le bénéfice de faire bouger les choses. La chanson « All Too Well (Taylor’s Version) » est définitivement inscrite dans l’histoire.

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