critique &
création culturelle

Tár

Troublant, Ambigu, Redoutable

Seize ans après Little Children , Todd Field revient au cinéma avec un film taillé sur mesure pour l’actrice Cate Blanchett. Celle-ci y interprète Lydia Tár, une compositrice et cheffe d’orchestre de renommée internationale. En résulte un film ambitieux qui épouse la trajectoire de son personnage, du cadre au corps, en passant par le son.

Il est difficile d’écrire sur Tár . Même quelques jours après son visionnage, on a encore l’impression d’être face à un monolithe, somptueux, implacable, évident, sans tout à fait savoir comment l’aborder. De quel bois, ou plutôt de quelle pierre, est-il fait ? À quels pans de notre société nous renvoient ses parois miroitantes? Todd Field, son scénariste et réalisateur, ne cherche pas à  démontrer mais plutôt à disséquer : son film est à la fois ouvert et fermé, didactique et hermétique. Il est, selon les mots de Lars Von Trier dans Epidemic ce qu’un film devrait être : « (comme) un caillou dans une chaussure. » Tár fait montre d’une ambiguïté magistrale, tout comme son personnage éponyme. On peut rester insensible à certaines de ses propositions, mais sa facture extrêmement maîtrisée, sans être superficielle, nous empêche de le balayer de la main, et de ne pas y attarder le regard… ou l’oreille.

La première scène du film est étonnamment longue. Todd Field choisit habilement de filmer une interview dans un contexte prestigieux pour nous présenter son personnage. Sa première apparition se fait en coulisse : Lydia Tár a le visage fermé, concentré, elle se prépare à se montrer à la hauteur de tout ce que le présentateur annonce en voix off : elle a travaillé avec les plus grands orchestres, composé pour le cinéma, reçu les plus hautes distinctions, et elle s’apprête à publier un livre. Quelques tics compulsifs viennent alors perturber sa prestance. Elle se recompose aussitôt et rejoint le journaliste sur scène. Elle se révèle brillante, extrêmement cultivée, généreuse dans sa manière de répondre ; avant même de l’avoir vue jouer ou diriger, on ne doute pas une seule seconde de son talent. Surtout, elle dégage une confiance en elle qui laisse penser que rien ne saurait véritablement l’atteindre. Cette première séquence est paradoxalement le dernier moment où Lydia Tár apparaît au sommet de sa gloire, au terme d’une ascension sociale, artistique et institutionnelle de plusieurs décennies.

La première partie du film est d’ailleurs à l’image de cette première scène : c'est le contrôle extrême, la prestance, la confiance. On a tout le temps d’observer Tár, à l’attitude tantôt bienveillante, tantôt inquiétante, parée de tous les attributs du pouvoir, dans un quotidien tout à fait privilégié, entre Berlin et New York. Car Tár est un film sur le pouvoir, et le pouvoir passe par le corps. C’est là que le choix de Cate Blanchett se révèle judicieux - Todd Field a déclaré que si elle avait refusé le projet, il n’aurait pas tourné le film. Sa palette de jeu et d’expressions est à la hauteur des ambitions du film. Il fallait une actrice de cette prestance, elle-même une sorte de puissance hollywoodienne, déjà aimée par le public, pour incarner cette radicale perte de contrôle et de statut social, et qu’on en vienne à se poser la question : comment réagirions-nous si les médias nous apprenaient un jour que Cate Blanchett était une vaniteuse prédatrice, prête à discriminer des jeunes actrices du même talent pour préserver sa propre renommée ?

Hôtels luxueux, appartement immense, compagne compréhensive et conciliante, résidence secondaire où elle se rend pour composer, voiture aux lignes pures et élégantes, prestigieux titre de « Maestra » avec lequel les gens s’adressent à elle : Lydia Tár évolue dans un environnement aseptisé et idéal, exempt de toute turbulence, grâce à l’intermédiaire humain que constitue Francesca (Noémie Merlant), son assistante personnelle, entre elle et le monde extérieur. Y compris quand il s’agit de faire table rase des emails de plus en plus désespérés d’une ancienne étudiante que Tár a volontairement écartée après l’avoir prise un temps sous son aile.

Chaque scène ajoute une couche au personnage et nous la rend paradoxalement hermétique : on ne sait jamais exactement comment elle va agir ou réagir. Très vite, le masque immaculé du début commence à se craqueler. D’ailleurs, vers la fin du film, on retrouve exactement le même plan que celui qui ouvre le film : Tár est en coulisse, cette fois-ci le visage défait, un rictus rageux, quelque chose la dépasse ; elle entre sur une scène où elle n’est pas conviée et commet l’irréparable, dans un élan si surréaliste qu’on en vient à douter qu’il ait vraiment eu lieu…

Entretemps, sa vie aura connu des bouleversements aussi bien intimes, artistiques, que professionnels, dont le point d’acmé sont les révélations d’abus sexuels et psychologiques dans la seconde partie du récit. Rien de surprenant, cependant, puisque toute la première partie du film s’est appliquée à mettre en scène les ambivalences de Tár, ainsi que ses tendances à la manipulation. Quand les accusations tombent, la question de sa culpabilité ne se pose pas : trop de choses ont été mise en place, qu’il s’agisse d’un rapide plan sur une liste de mails envoyés pour discréditer professionnellement quelqu’un, ou d’un cours à la Juilliard School filmé en plan-séquence où elle accable un élève au point de lui faire quitter la salle, goguenarde.

Cet étudiant qui claque la porte est d’ailleurs le premier à quitter le navire Tár, qui, sans qu’elle ne s’en rende compte, s’apprête à sombrer. Cette même séquence sera plus tard remontée sur les réseaux sociaux, manipulant ses propos pour les rendre borderline et au-delà. Un procédé discutable, mais qui peut être une manière de montrer que la justice, quand elle ne peut se faire au tribunal, emploie d’autres méthodes : la vérité, même distordue, doit être entendue. Tár fonctionne par ce genre de paradoxe. Non, la compositrice n’a pas tenu des propos nazis, mais elle a tout de même abusé de son pouvoir pour contredire ce qui, au fond, la terrifie : l’énergie et le talent d’une jeunesse qui viendra un jour la remplacer. À cet égard, cette séquence rappelle plusieurs scènes du Whiplash de Damien Chazelle , où un professeur agresse verbalement (et même physiquement) ses élèves au prétexte de l’excellence musicale. La création est synonyme d’absolu, de sacrifice, de soumission : c’est tout ce paradigme qui s’écroule au XXIe siècle. L’art, soudain, n’a plus de sens, s’il est synonyme d’abus et de souffrance dans sa réalisation.

Tár se prépare à l’enregistrement de la Symphonie n o 5 de Mahler, une composition qui a marqué le cinéma de bien des manières. Mais justement, « oubliez Mort à Venise », lance Lydia à son orchestre, pour l’éloigner de l’interprétation tragique et sublime du film de Visconti. Field, à l’inverse, vient dépouiller la musique de sa dimension sentimentale, ou illustrative.

On apprécie la musique de manière orchestrale, dans Tár, mais elle n’est jamais un ornement, une manière d’illustrer un sentiment. Même lorsque Lydia découvre sur Youtube, avec une émotion troublante, la musique de la jeune violoncelliste russe qu’elle va tenter de prendre sous son aile, c’est la fascination du personnage qui est central, et non pas la musique en elle-même. C’est comme si le film avait été asséché de sa musique. Une manière de montrer que Lydia Tár, aussi passionnée et travailleuse soit-elle, ne peut véritablement accéder au sublime ? Comme si sa vanité ‒ elle fait référence de nombreuses fois au fait de se placer « en haut du podium » ‒ l’en empêchait. C’est d’ailleurs probablement ce qui l’intéresse chez la jeune musicienne, une sorte de candeur à laquelle elle n’a plus accès. Et c’est sans doute pour cela qu’elle a délaissé une ancienne étudiante, par peur qu’un jour l’élève ne dépasse la Maestra ? Lors de son cours à Julliard qui fera polémique, elle se positionne clairement pour une séparation entre l’artiste et son oeuvre ; pourtant tout le film montre au contraire les mécanismes qui sous-tendent le monde de la composition et de l'interprétation orchestrale : des enjeux humains, administratifs, économiques, et des rapports de force structurant ces enjeux.

C’est en revanche le son qui va prendre le pas sur la musique. Tár m’a rappelé un très beau film d’Apichatpong Weerasethakul, sorti l’année dernière : Memoria , avec une actrice d’un talent différent mais du niveau de Blanchett, Tilda Swinton. Dans les deux films, le dérèglement de la réalité passe par le son ; la protagoniste commence à entendre des sons tantôt proches, tantôt lointains, dont la source est le plus souvent introuvable, et la texture ni tout à fait surréelle, ni tout à fait explicable. Mais tandis que dans Memoria ce son parasite se révèle la porte d’entrée vers un autre espace-temps, Tár en fait au contraire le signal répété d’un retour au réel, la sortie de la bulle dans laquelle vit son personnage, et d’où l’on ne perçoit que des sons feutrés, adoucis, en dehors de la musique. Le film bascule alors dans une inquiétante étrangeté, aux bords du fantastique, le parasitage sonore intempestif venant exprimer ce qu’elle cherche à étouffer dans l'œuf : un scandale, mais aussi ses angoisses personnelles. Ce n’est que dans la dernière partie du film, lorsqu’elle s’exilera dans un lointain pays d’Asie pour diriger une composition bien différente des précédentes, qu’on entendra l’extérieur, le trafic, les rues, pour la première fois. Lydia Tár redevient une simple personne, perdue dans le bruit de la ville.

Qu’a donc cherché à exprimer Todd Field avec ce film, qu’il a pensé et développé pendant près de quinze ans, et dont l’idée à dû germer dans sa tête bien avant que le terme de cancel culture ne fasse irruption dans les médias, ou que la révolution Me Too ne donne la parole aux victimes des puissants ? Est-ce un film de constat ? Le pouvoir corrompt-il ? Les femmes aussi pourraient commettre ce genre d’abus ?

Le fait d’avoir choisi une femme pour interpréter ce rôle est à la fois la force et la faiblesse du film. D’un côté, faire d’une cheffe d’orchestre accomplie son personnage principal pour ensuite la détruire pose franchement question. Comme s’il restait encore compliqué, pour un réalisateur masculin qui plus est, d’envisager une femme puissante et reconnue, sous un jour positif. De l’autre, ce choix, peu importe l’intention du scénariste-réalisateur, permet justement de mettre en relief tous les mécanismes de pouvoir et de domination à jour dans de nombreux milieux professionnels, et plus particulièrement dans les milieux artistiques. La trajectoire ascendante puis descendante de Lydia Tár (qui n’a pas été élevée dans un entre soi bourgeois, comme le suggère un très bref passage par la maison de son enfance), montre justement que le pouvoir n’est pas inné, qu’il fonctionne par la reproduction de codes bien précis, et que les femmes accédant à des postes très hauts placés apprennent, consciemment ou non, à performer ces codes masculins pour être légitimées par la profession.

Tár a beau être vaniteuse, manipulatrice, égocentrique, le film la montre constamment au travail, totalement dévouée aux objectifs qu’elle s’est jurée d’atteindre, bien des années plus tôt. Et tout simplement ignorante du monde qui l’entoure, et qui n’est plus celui dans lequel elle a fait ses armes en tant que jeune cheffe d’orchestre. Le talent ou les compétences de Tár ne sont jamais remises en question, à aucun moment du film, sinon par elle-même, par fausse modestie face à ses admirateur·ices, ou par anxiété à l’idée de ne plus occuper seule la première marche du podium. Mais son prestige et son talent ne suffiront pas à couvrir ses faux pas et ses abus : est-ce parce que c’est une femme, ou est-ce parce que le monde actuel et l’opinion publique ne permettent plus une telle impunité ? C’est là toute l’ambiguïté du film. Tár est l’un des premiers films de cette ambition à montrer un·e artiste dont le talent ou l’importance n’excuse pas le comportement. Et paradoxalement, il faut que l’artiste en question soit une femme pour que ce bouleversement ait lieu.

Tár , malgré sa prestance, est un film qui déçoit par moment : l’identité lesbienne du personnage semble entrer en résonance avec le pouvoir masculin qu’elle incarne ; la fin du film, trop ironique, située dans un pays d’Asie du Sud, porte un regard européen et élitiste sur une autre réalité culturelle ; enfin le violent climax d’une film, une scène d’agression particulièrementn’était peut-être pas nécessaire pour illustrer l’échec cuisant et définitif du personnage à tenter de se réhabiliter.

Il me semble cependant que Todd Field propose un film plus ouvert et moins catégorique que certains de ses contemporains ( Ruben Östlund ou Leos Carax et son Annette ) : si la trajectoire de Tár est immuable et à sens unique, le film ne se limite pas à un constat et parvient à susciter des questionnements profonds. Quelles autres trajectoires seraient possibles ? Quel aurait été le film de l’ascension de Lydia Tár ? À quel moment de sa carrière s'enivre-t-elle de pouvoir et de prestige ? Et surtout, quel dialogue est possible entre les différentes générations qui habitent les espaces et institutions artistiques aujourd’hui ? Sera-t-il possible un jour d’être au sommet de son art sans devoir écraser les autres par peur d’être dépassé ?

Il me faudra donc retourner au cinéma pour y admirer le monolithe encore une fois, et peut-être y découvrir d’autres réponses, en observant Cate Blanchett rebattre les cartes du pouvoir de Tár , elle aussi, au sommet de son art.

 

Tár

Réalisé par Todd Field

Avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hauss, Sophie Kauer

États-Unis – Allemagne, 2023

2h38

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