critique &
création culturelle
Les Mots à Défendre ont été défendus

Du 17 au 19 mars, le Théâtre National accueillait le deuxième volet du festival MàD , Mots à défendre . Pendant ce week-end : carte blanche à la metteuse en scène, slameuse, autrice et poétesse Joëlle Sambi. La thématique de cette première édition étant « Pourquoi nous battons-nous », la réflexion qui en découle répond davantage au pour quoi et le pour qui nous nous engageons.

La météo de ce mois nous le rappelle : pour atteindre à une floraison printanière il faut passer par une résistance aux intempéries. Au MàD , les mots surgissent comme des fleurs qui ont résisté au milieu de ce qu’on n’aurait jamais osé prononcer.

Il pleut encore fort à Bruxelles ; le deuxième et dernier week-end du festival s’annonce à travers le Slam , une des disciplines qui a le mérite de modeler le mot dans toute sa puissance expressive. Pour commencer les festivités, le Koko Slam Gang ( Joëlle Sambi , Lisette Lombé , Raïssa Yowali , Les Seniors du Manguier en Fleurs et les Kokos) nous ouvre les portes d’une expérience scénique transgénérationnelle.

Les Kokos, ce sont huit grand-mères congolaises (âgées entre 70 et 90 ans) qui se prêtent à un défi intime : dans un scénario syntonisé entre 1960 et nos jours, les Kokos nous livrent leurs vérités du temps et des lieux de leurs vécus. Des transitions, des choix, des violences raciales du quotidien, des pertes, des retrouvailles, du Congo, de la Belgique. Avec la tendresse qui est propre aux voix familiales, ces femmes se font porte-parole actives de leurs récits, en dressant des témoignages puissants par leur sincérité, et touchants dans leur unicité.

Les timbres de leurs voix, marquées par le temps, se fusionnent au fil narratif construit par Joëlle Sambi. Le rythme traverse les frontières de la mémoire pour se fondre dans une musique commune et des images réelles : une synesthésie vocale et narrative avec le passé, sociale et politique dans le présent-futur. Les mots turbinent, les liens se consolident, les histoires brutalement effacées se retracent.

Durant toute la durée du festival, on réfléchit donc à une possibilité : l’instauration d’un monde où les mots ‒ le discours poétique ‒ ont la puissance des gestes et des actions, ou concourent à les rejoindre dans le pouvoir qui leur est naturellement attribué. La question résonne dans toutes les expériences littéraires, artistiques et musicales proposées. En passant par tous les contextes identitaires : nos genres, nos âges, nos corps, nos origines, nos exils, nos retours, nos vies communautaires.

Mais aussi par notre rapport au monde et notre rapport aux mots : cette relation parfois aléatoire et surprenante qu’on entretient avec la parole, elle peut nous offrir des pistes drôlement délirantes ; en témoigne le succès mérité du catch littéraire, connu sous l’appellation originale de Lucha Libro , qui a vu enrôlé six autrices (Alice Coffin, Camille Pier , Marie Darah, Christine Aventin , King Baxter, Do Nsoseme, Sihame Haddioui) dans une bataille d’écriture interactive qui a animé la salle sans arrêt.

Non moins importants, l’univers des mots qu’on consacre à nos relations amoureuses et érotiques, qui a été mis en valeur dans la performance Liquides Lyrique s de la rappeuse Law, et dans l’explosive Sex Party, spectacle interactif du collectif RER-Q prônant la réappropriation des sexualités par l’exercice de la (très amusante) narration collaborative.

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Dans ces contextes, pensons à tout ce qu’on n’osait pas dire il y a trente ans, puis il y a quinze ans. Pensons à tout ce qu’on n’ose pas dire aujourd’hui, contre des systèmes oppressants. À tout ce qu’on tait, qu’on ne libère pas. Mais surtout, à celleux qui ne peuvent pas compter, aujourd’hui, sur la même liberté de parole. On peut en déduire qu’il n’existe rien de plus complexe, pour un discours qui a été fragilisé ‒ martyrisé, invisibilisé, colonisé, effacé, manipulé ‒ que de récupérer sa raison d'être.

Même en ayant un aperçu parcellaire de ce large évènement, le MàD semble se configurer en tant qu’espace public nécessaire dans la liaison entre poétique et politique. Une véritable bouffée d’oxygène, une queer essence efflorescente transfeministe et transgenerationnelle, indispensable à la consolidation d’une société ouverte. Au cœur de ce volet du festival, Joëlle Sambi confirme être une voix qui en fait résonner d’autres, en montrant la vraie force d’une direction artistique : celle qui module la collectivité en un moteur de réflexion et de résistance.

Si les mots à défendre deviennent des fleurs qui ont résisté à l'hiver, les mots se désignent comme l’oxygène qui nous permet de vivre, de nous libérer, de nous respecter, de nous livrer. Il y a du soleil à Bruxelles, et les mots à défendre ont été défendus.

Même rédacteur·ice :

 

Le deuxième week-end du MàD c’était Rébecca Chaillon (RERQ), Laurène Marx, Hashem Hashem, Jeanne Balibar, Anne Alvaro, Joelle Sambi, Raïssa Yowali & les Kokos, Alain Platel, Mirjam Devriendt, Dominique Roodthooft, Consolate, Law & bien d’autres.