critique &
création culturelle
Ode à la rage de vivre
Témoignage d’Alison Barnich

Alison Barnich est bachelière en théâtre au conservatoire royal de Mons. Pour le cours de Frédéric Dussenne, les étudiants ont dû monter une pièce muette et originale, fondée sur l’enchaînement d’actions et le travail du mouvement.

Née de l’expérimentation de la performance et de réflexions diverses sur les sensations, la pièce Des enfants jouent au foot sur ma tombe est le fruit du dépassement tant physique, que moral des douze étudiants. Mais également un hommage à un artiste visionnaire, passionné, engagé et assassiné: Pasolini. Cette œuvre interroge l’art et ses limites. Alison nous parle du déroulement de la création, de la naissance des idées à l’élaboration en décrivant les sentiments que l’on ressent lors d’une performance.

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J’ai préféré faire ça de façon orale car par écrit, je n’y arrivais pas. Je préférais en parler maintenant car c’est frais d’une semaine. C’est une expérience de plusieurs mois. Ça a commencé mi-avril et pendant trois semaines, tous les mardis, on devait proposer une performance. On avait une grande salle à disposition. On était douze dans cette classe et chacun pouvait faire une action performative, c’est-à-dire une action par laquelle, on se dépasse physiquement, moralement psychiquement, mentalement, en tout. Ce n’est pas nécessairement physique, non c’est faire quelque chose dans laquelle on ne se retrouve pas d’habitude : quelque chose qui nous intrigue, nous fait peur, nous bloque et dont on rêve peut-être mais qu’on n’ose pas assumer ou utiliser sur le plateau. Donc notre prof / metteur en scène nous donnait chaque fois une semaine pour nous préparer. Pas nécessairement répéter mais se préparer, trouver le matériel qu’il nous fallait, le cas échéant. En sachant qu’il y avait onze autres personnes dans la salle. L’espace était limité, certains me disaient plus ou moins ce qu’ils allaient faire, d’autres voulaient garder le secret. En fait, il y a tellement de choses en même temps, c’est difficile de résumer…

Avant les vacances, on a lu un texte sur la mort de Pasolini et puis plus tard, ses poésies. Donc il fallait avoir en tête, ses convictions communistes, sa simplicité, son homosexualité, ses poésies, ses bouquins, ses films et sa vision du monde finalement très actuelle à son époque : il avait prévu le monde qu’on connaît, dans les années 1950. C’est effrayant, il a été déchiré de voir la montée du capitalisme. On a beaucoup parlé de ce personnage, mort assassiné sur une plage en Italie dans des conditions épouvantables sans qu’on ne connaisse vraiment les coupables. On a commencé notre premier jour, sans limite d’heures. On n’avait pas le sens du temps. On avait une totale liberté, à nous de gérer. Il y quelques années, il avait dû interrompre certaines performances car les gens se blessaient : il a dit qu’il n’était pas un bourreau, ne voulaient pas de blessures, de morts ou d’étudiants à l’hôpital. Il voulait qu’on vive pleinement, qu’on rit, qu’on s’épuise, qu’on s’interrompe. La performance, c’est l’imprévision : on a un fil conducteur de base assez simple mais après on ne sait pas, c’est la place à l’inattendu.

Et l’inouï est arrivé, à douze, on a fait des choses auxquelles on ne s’attendait pas du tout. Certains se sont retrouvés nus, moi, j’ai embrassé une fille alors que je ne voyais rien, ça faisait des heures que j’avais les yeux bandés puis elle a mis de la musique et on s’est tous mis à danser. J’avais protégé ma peau et je l’avais enrubanné dans du scotch. J’avais laissé des trous pour respirer. C’est lié à une maladie que j’ai qui m’a rendu aveugle momentanément et à l’angoisse que ça a provoqué en moi de la perdre à nouveau. Je voulais être dans le noire, j’étais piégée, emprisonnée. Après quelques minutes, j’étais angoissée, j’ai pris mon temps pour respirer profondément. J’étais attentive à tous les bruits et j’ai tenté de repérer les objets. C’était flippant, des souvenirs remontaient à la surface. Certains de mes collègues m’aidaient, j’essayais de me repérer dans l’espace mais il y avait beaucoup d’affaires autour de moi. Certains m’ignoraient un peu, pris dans leurs actions et d’autres me redirigeaient si j’étais sur le point de me blesser en me cognant dangereusement.

Ça a duré trois jours, neuf heures d’actions au total puis on s’est retrouvés pour discuter de ce qu’on avait vécu, du ressenti personnel. Puis le prof nous a interrogés sur plusieurs choses puis on a gardé des éléments, des actions qu’on a dû réduire car on ne pouvait jouer qu’une heure. On a essayé de faire des rapprochements entre certaines actions, par exemple j’emballais mes jambes dans  du scotch et quelqu’un d’autre se couvrait les jambes de plâtre. On a pas mal débattu de nos actions, puis on s’est mis à créer, faire des liens entre les performances, en choisissant telle ou telle musique. Mais on n’a pas de recul par rapport à ce qu’on crée, c’est de l’ordre du ressenti. Le seul regard extérieur, c’était le metteur en scène.

En un mois et demi, j’ai compris que c’était des petites choses vraiment simples qui avaient un grand impact. Genre bouger une chaise. Nous on est dans le mouvement, on travaillait sur notre corps. On a récupéré l’idée de nos actions mais sans les matières. Moi je faisais semblant de tirer mes sacs de sable, je ne les avais plus. On a donc créé cinq minutes de pure action. On a bouffé du Pasolini et on a réussi à intégrer des morceaux de poèmes dans nos silences. On déclamait. On devait vivre ce texte, par notre voix, par notre corps on essaie de le faire résonner. Ses convictions, son attachement à sa mère qui était super puissant, tout ça trouble et devait résonner. J’ai pris des notes mais ça part dans tous les sens, je devrais les relire. Parfois on ne comprenait pas le sens de ce qu’on se faisait, on ne savait plus se situer par rapport au théâtre et à ce qu’on allait renvoyer au public. On est là pour les émotions, pour troubler, pour toucher, on est sur scène.

Notre prof partait du principe que s’il troublait une seule personne, c’était gagné. Il était fan de Pasolini au point de pleurer en le déclamant. Il est engagé, enragé. Il était exigeant et pointilleux : pas de tolérance pour l’absence, pas un manque d’attention n’était admis. Il fallait être au taquet, c’était éprouvant. J’ai pris une semaine de vacances parce que j’avais besoin d’une coupure. On a beaucoup de pudeur et on s’est questionné sur les limites dans l’art : quand allons-nous  trop loin, est-ce qu’on peut aller trop loin dans l’art ? « La réponse est le malheur de la question », dit toujours notre prof, Frédéric Dussenne. J’aimerais conclure avec une phrase de Pasolini qu’une fille a peinte sur le mur :

« Scandaliser est un droit, être scandalisé est un plaisir et refuser d’être scandalisé est une attitude moralisatrice. »

  1. Surface de réparation l’errance exquise d’un doux branleur sans but
  2. Ode à la rage de vivre Témoignage d’Alison Barnich
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