critique &
création culturelle
She Said
Rendre la parole aux sans-voix

Dans son nouveau film She Said , Maria Schrader propose une adaptation du livre éponyme de Jodi Kantor et Megan Twohey, deux journalistes du New York Times, ayant révélé le scandale Harvey Weinstein. Un film poignant, qui retrace l’enquête à l’origine du mouvement #MeToo.

Maria Schrader n’en est pas à son coup d’essai en ce qui concerne les adaptations littéraires. En 2019, elle s’était basée sur l’autobiographie de Deborah Feldman pour réaliser Unorthodox en série sur Netflix. Cette fois-ci, la réalisatrice s’attaque à une affaire qui a secoué le monde. L’enquête du New York Times a remporté le Prix Pulitzer du service public en 2018, poussant les journalistes à la détailler dans un livre. Maria Schrader avait plusieurs raisons d’adapter She Said : faire  découvrir les prémices du mouvement #MeToo en mettant l’accent sur les journalistes derrière l’article, rendre hommage aux femmes qui se sont exprimées publiquement et faire en sorte que le film continue à libérer la parole.

Megan Twohey (Carey Mulligan) et Jodi Kantor (Zoe Kazan) sont deux journalistes au New York Times . En 2017, dans le cadre d’un article, elles investiguent sur différents cas de harcèlement sexuel au travail, avant d’angler leur enquête sur la situation à Hollywood. De fil en aiguille, elles  découvrent des témoignages accablants sur le producteur Harvey Weinstein.

Depuis la fin des années 70, Harvey Weinstein était connu comme étant l’un des producteurs les plus influents de Hollywood, dirigeant de The Weinstein Company, mais aussi cofondateur de Miramax aux côtés de son frère Robert. Ses sociétés ont par exemple produit la saga Scream (1996), Pulp Fiction (1994) ou encore Shakespeare in Love (1998), tous des succès commerciaux. Il intervenait entre autres dans le casting des films, conseillant aux réalisateurs quels acteurs considérer et qui éviter. Grâce à divers témoignages, à la fois d’actrices comme d’assistantes, les deux journalistes apprennent qu’il profite de sa position pour agresser sexuellement des femmes, et ce depuis des dizaines d’années.

Si ces révélations sont un véritable choc pour elles, c’est notamment dû au silence de l’entourage du producteur. En effet, les agissements de Harvey Weinstein n’étaient un secret pour presque aucun de ses employés. Il ne leur en avait pas parlé directement, mais les virements douteux qu’il envoyait à d’anciennes collaboratrices avaient alerté ses comptables. Leur enquête ne concerne pas seulement l’agresseur, mais pointe du doigt l’ensemble d’un système corrompu. Elles mènent un travail acharné pour rassembler des preuves qui suffiraient à faire tomber le producteur. Pour empêcher les victimes de parler, il a détruit des dizaines de documents dans le but d’effacer toute preuve pouvant être employées à son encontre, il a employé une armée d’espions pour les menacer et les surveiller, et enfin il a tenté d’acheter leur silence.

Ainsi, She Said nous fait suivre la progression de l’affaire, de ses prémices jusqu’à la publication de l’article dénonciateur, le 5 octobre 2017. Il s’agit d’un film d’investigation, mais la manière dont il se construit pourrait parfois laisser croire à une fiction dramatique. On retrouve des phrases fortes, parsemées par-ci et par-là, accompagnées d’une musique qui monte en tension lors des révélations, soit des moments qui nous rappellent que nous sommes face à une œuvre scénarisée et qui donnent l’impression de s’éloigner de la réalité. De plus, le long-métrage ne se limite pas à présenter l’affaire, mais va au-delà en évoquant différentes facettes de la vie des journalistes.

Carey Mulligan et Zoe Kazan incarnent avec brio les journalistes qui, pour leur article, ont dû endosser le rôle d’enquêtrices. Elles donnent une personnalité distincte à chacune de leur rôle, permettant également de construire une narration plus dynamique. Megan n’a pas sa langue en poche, elle a un caractère fort et ne se laisse pas faire lorsque des hommes viennent la déranger dans son travail. Jodi, elle, est plus calme, déterminée et soucieuse. Chacune doit faire face à des difficultés dans leurs vies : pour Megan, c’est la dépression post-partum, pour Jodi, c’est son implication dans son travail qui l’empêche d’être totalement présente auprès de sa famille. Le début du film sert avant tout à présenter ces deux protagonistes. L’intention de la réalisatrice était probablement de faire en sorte que les spectateurs s’attachent plus au discours et à l’enquête en privilégiant le côté humain qui entoure l’affaire. Car les deux femmes souffrent aussi des révélations, même si elles n’ont pas été directement touchées. À plusieurs reprises, on montre qu’elles sont engagées émotionnellement dans leurs recherches. Souligner leur implication permet de donner un regard nouveau sur le travail d’investigation, qui s’éloigne des représentations désignant les journalistes comme insensibles, n’ayant que faire de la vie privée des gens et étant toujours à l’affut des ragots.

Cette interprétation apporte donc une certaine fraîcheur, mais certains éléments amènent le spectateur à s’interroger. Dans un film qui parle d’une véritable investigation, est-ce utile de montrer la vie privée des enquêtrices ? Reprenons le cas de Megan et de sa dépression post-partum. Mentionne-t-elle son expérience dans le livre ou n’est-ce qu’un moyen de donner de l’essence au personnage, voire de romancer l’histoire ? Une fois que l’enquête démarre réellement, le sujet semble presque disparaître. Alors, est-ce vraiment utile ? Cela peut devenir problématique et entraîner certains spectateurs à s’interroger sur la véracité des propos, lesquels, par la suite, peuvent se sentir déconnectés de la vraie affaire. Cet élément larmoyant n’apporte rien quant au fil conducteur du film : il s’agit d’un pathos, dont on pourrait se passer.

Néanmoins, à part ces moments d’excès, le long-métrage réussit à rester ancré dans les faits réels. L’investigation ne paraît pas exagérée : on ressent la difficulté de récolter des témoignages, la peur des femmes qui ont été victimes et qui ne peuvent parler en public, ayant signé un contrat avec le producteur. Cela montre toute la difficulté d’utiliser sa voix à l’encontre d’une personne connue . Ainsi , She said vise à rendre la parole à toutes ces femmes. La présence de Ashley Judd, actrice américaine ayant témoigné publiquement contre Weinstein et qui joue son propre rôle, apporte un plus au film. Sa performance chargée d’émotion aide à faire prendre conscience qu’on est bien face à une histoire réelle. Car plus que jouer son propre rôle, l’actrice rejoue un moment clé de son passé. Après sa prise de parole qui a aidé à la publication de l’article, d’autres femmes ont à leur tour décidé de s’exprimer. Désormais, on dénombre une liste de 93 victimes présumées.

Si le film plaît autant sur le fond, la forme, elle, est un peu mise de côté. Or, pour un film d’enquête, ce n’est pas bien surprenant, ce qui prime étant l’information. Maria Schrader dédie son long-métrage aux victimes qui ont souhaité témoigner, en leur donnant une importance narrative. On assiste à des flashbacks – mais jamais aux scènes de violences sexuelles qu’elles ont vécues – et à leur vie actuelle, dans laquelle on découvre comment elles gèrent leurs traumatismes. Ce ne sont pas que de simples figurantes : elles font avancer l’enquête et ont des places tout aussi importantes que les journalistes. Par contre, Weinstein, qui pourrait être considéré comme l’un des personnages principaux du film, est constamment hors du champ : on entend sa voix, on lit ses messages et on le voit de dos, mais jamais de face. Sur le moment-même, le choix m’a étonnée, et surtout, m’a beaucoup plu. Il reste cohérent vis-à-vis de la démarche de la réalisatrice. Certes, il est impossible de parler de l’enquête sans mentionner ne serait-ce qu’une seule fois le producteur, mais ici, plutôt que de suivre un film sur Harvey Weinstein, on met en avant le témoignage des femmes qui ont été victimes de ses agissements.

Son schéma scénaristique s’inscrit dans la lignée des grands films d’investigation comme Les Hommes du Président (1976) sur le scandale du Watergate ou encore Spotlight (2016) sur l’affaire des prêtres pédophiles au sein de l’Église Catholique. Bien qu’il soit difficile de par les sujets qu’il mentionne, She said est un film nécessaire. L’enquête de Megan Twohey et Jodi Kantor a mené à une véritable révolution sociale. Elle a permis la création du mouvement #MeToo, qui a encouragé des millions de femmes à prendre parole contre leurs agresseurs. Plus encore, elle a permis d’instaurer des règles dans le cadre du travail pour lutter contre le harcèlement sexuel, non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier.

Même rédacteur·ice :

She Said

Un film de Maria Schrader
Adaptation du livre éponyme de Jodi Kantor , Rebecca Lenkiewicz
Avec Carey Mulligan, Zoe Kazan
États-Unis, 2022
129 minutes