critique &
création culturelle
Kazenchis se tait le dimanche
un hymne à l’amitié perdue

Kazenchis se tait le dimanche est le premier roman de Vincent Defait, journaliste, baroudeur et maintenant écrivain. Il nous propose un voyage en Éthiopie, où un homme, Mitiku, en livrant son vécu, nous tient en haleine.

Vincent Defait est né à Paris en 1979. En 2003, il devient journaliste pour le quotidien l’Humanité jusqu’en 2007. Il a vécu en Côte d’Ivoire, en Suisse, en Inde et en Éthiopie et a travaillé pour de nombreux médias français tels que Le Monde et Mediapart . Laissant de côté le genre journalistique, Defait a décidé de s’adonner à l’une de ses passions, l’écriture : Kazenchis se tait le dimanche est son premier roman.

Quand journalisme et littérature se confondent

D’une part, dans le roman, l’auteur délaisse le reportage pour raconter de manière plus « romancée », plus « esthétique », l’histoire des retrouvailles de Mitiku et Solomon, deux amis aux trajectoires différentes et divergentes, à Kazenchis, le quartier d’Addis-Abeba, en Éthiopie. D’autre part, la précision des descriptions, du décor et de l’environnement rappelle les exigences du journalisme de terrain. Esthétique et analytique se confondent, un mélange ingénu et agréable.

L’importance du détail, du « voir », est livrée par le biais de la focalisation sur le personnage central, Mitiku. L’intrigue tient en une journée et se tisse autour de ses souvenirs, de sa perception et de son ressenti. Dans cette perspective, l’histoire est concise et intense, en tension, à l’instar  de Mitiku qui, au début de l’histoire, rumine, la tête étouffée dans son matelas. Tout comme ses relations avec sa femme Betty et ses amis.

Prétentieux, arrogant et irritant à la fois, le lecteur ne peut toutefois que s’attacher à ce personnage haut en couleur, qui, petit à petit, se dévoile et brise sa carapace de fierté pour se révéler sensible : il commente sa propre douleur, encore fragile d’un passé qui le hante toujours…

Deux hommes, deux histoires

Ce matin-là, Mitiku a la gueule de bois et se rappelle la Fassika d’hier – aussi appelée Pâques en Éthiopie. « Les détails de la veille sont encore enterrés sous les couches enivrées de tournées sans fin ». Il revient sur son passé et ses démons, les va-et-vient temporels étant nombreux. Il livre alors, au compte-gouttes, les différents éléments, tragiques ou non, de son enfance et de son amitié perdue avec Solomon.

Aujourd’hui, tout oppose les deux hommes : de véritables amis, ils sont devenus des étrangers, voire des pires ennemis. Ils ont opté pour des choix de vie qui les distinguent. « Mitiku a quitté l’école pour gagner sa vie et celle de sa mère, tandis que Solomon passait ses journées au lycée puis à l’université ». L’un est devenu chauffeur de taxi, l’autre fonctionnaire, élogié lors de son retour au pays comme « gloire nationale ».

Mais ce divorce, dès leur enfance, était latent : Mitiku était l’élève rebelle et violent, une teigne ; Solomon l’intelligent calme et réservé.

« Chaque coup, quand les os de l’autre claquaient contre ses phalanges serrées, quand la douleur lui anesthésiait les poings, Mitiku sentait cette enivrante sensation lui remonter l’épine dorsale […] Coincé en bordure du cercle de gamins surexcités, Solomon, pétrifié, regardait son copain le quitter une première fois ».

Malgré leurs trajectoires divergentes et leurs différends, les deux hommes ont continué à entretenir un lien étroit, fragile et conventionnel. Dans l’attitude du riche aidant le plus pauvre, Solomon ne cesse de proposer un emploi, plus prestigieux, plus rentable à Mitiku qui refuse.

Entre le familier et l’étranger

Un style bref, court, abrupt et percutant. Mitiku parle un langage connu de tous, familier voire vulgaire. Mais, il le parsème de mots et d’expressions typiques éthiopiennes. Il ne s’agit pas de l’amharique, langue officielle de l’Éthiopie, mais bien de sa langue maternelle, ce qui, une fois de plus, le distingue du conformisme généralisé du pays. Il demeure un individu rebelle, marginal et révolté.

L’emploi de ce lexique participe de la découverte de la culture africaine, et insuffle au lecteur un vent d’exotisme et de cultes traditionnels. Il l’invite à sortir de sa zone de confort, de son ethnocentrisme occidental et à s’ouvrir à un autre continent.

Kazenchis se tait le dimanche m’a interpellée, il m’a donné envie de me renseigner sur l’Histoire de l’Éthiopie, un pays qui jusqu’alors m’était totalement inconnu. Le portrait psychologique de Mitiku est intense. Son ressenti et ses émotions se perdaient dans un pathos effectif. Oui, ce personnage m’émeut et me touche. Mais il me laisse aussi sur ma faim. Pourquoi se comporte-il ainsi avec Solomon qui lui tend la main ? Pourquoi a-t-il si peur de dire à sa femme combien il l’aime ? Il est aveuglé. Mais le pardon et le temps sont sa rédemption, l’amitié et l’amour la clé de son bonheur.

Mitiku, dans ses relations avec les autres personnages principaux, nous rappelle combien les relations filiales, familiales et amicales nous forgent et font partie de ce que nous sommes. Et c’est en disant oui à celles-ci, à l’amitié et à l’amour, qu’on se rapproche un peu plus du bonheur qui ne serait peut-être plus éphémère. Et si c’était ça la vie ?

Retrouvailles et règlements de compte

SPOILER ALERT
À la fin du roman, la fête organisée par Betty pour la
Fassika est l’occasion pour les deux hommes de se rencontrer à nouveau. En fin de soirée, alcoolisés ceux-ci s’éclipsent, seuls, dans la pénombre du quartier. « Kazenchis se tait », silencieux, laissant place à l’écho d’une rancœur ancienne entre eux et, ensuite aux retrouvailles et au pardon.

Les deux compagnons d’enfance se rappellent la douloureuse perte qu’ils ont tous les deux connu durant leur jeunesse éphémère : le décès de leur père ainsi que le chemin qu’ils ont accompli jusqu’à aujourd’hui, chacun faisant face à l’épreuve du deuil.

« L’un demandait des comptes à un père absent, l’autre s’échappait de l’emprise du présent […] On leur doit forcément quelque chose, ne fussent que nos douleurs ».

Plus unis que jamais, Mitiku et Solomon se retrouvent hantés par une virilité paternelle absente qui les rassemble. C’est dans l’adversité et la souffrance d’un souvenir toujours vivace que le soutien des êtres proches rappelle « l’essentiel » de la vie, comme le souligne Mitiku.

Kazenchis se tait le dimanche est un hymne à l’amitié : « Ils en ont ri et se sont étreints ».

Même rédacteur·ice :

Kazenchis se tait le dimanche

Vincent Defait
Cambourakis, 2019
126 pages