critique &
création culturelle

Le Champ de bataille

De quarantaine en quarantaine

Le Champ de bataille , adaptation théâtrale du roman éponyme de Jérôme Colin, plonge les spectateurs dans le combat quotidien qu’est la vie de famille à travers un monologue tantôt comique, tantôt émouvant.

Le personnage principal est le père d’une famille on ne peut plus classique : le papa, la maman Léa, le fils Paul et la fille Élise. Son monde vient de basculer : son fils est entré dans l’adolescence. Juste un sale moment à passer, diront d’aucuns, si ce n’est que cette crise d’ado n’est que le sommet de l’iceberg qui lui révèle l’existence d’autres crises, moins visibles et ancrées plus profondément en lui. Notre homme se retrouve emporté par les questions existentielles de la crise de la quarantaine et s’interroge sur ses aptitudes parentales, son bonheur conjugal et familial et, finalement, sur sa vie tout entière. Cette vie de Monsieur Tout-le-monde, trop étriquée et ennuyeuse, ne le fait pas rêver mais il y a pire : elle ne fait désormais plus rêver son fils Paul… Son petit garçon, si mignon et aimant, a soudain laissé la place à un monstre ingrat qui cesse d’idolâtrer ses parents et, semblant avoir oublié tout ce que ceux-ci ont fait pour lui et tous les bons moments passés ensemble, remet en question leur autorité et même leurs compétences parentales.Le père n’en peut plus de se sentir une fois de plus inapte, lui qui s’est vu exclu d’un système scolaire normatif qui prêche que « quand une pomme est pourrie, on la retire du panier » et dont la relation de couple s’étiole à vue d’œil.

Alors, lorsque le champ de bataille qu’est sa vie de famille lui devient trop insupportable, il se replie dans ses tranchées, les toilettes, avec de quoi tenir un siège. Par un jeu de sons, lumières et projections, la petite pièce prend tour à tour l’allure enflammée d’une explosion de colère et l’ambiance froide et humide d’un cachot de reclus, lorsque le père s’y met lui-même en quarantaine. Ce refuge devient le seul endroit de la maison où il peut s’isoler et penser à la vie qu’il aurait voulu avoir. Il rêve de trains et de voyages et nous avec lui, emportés par les grondements et l’effet stroboscopique suggérant le passage de wagons juste à côté de lui. On voit cet homme comme un petit garçon, toujours empli de la même passion, mais dont les rêves, au lieu d’occuper tout l’espace, ont été reclus dans la plus petite pièce qui soit : les toilettes. « Il y a toujours une bonne raison de ne pas voyager. C’est pour ça que nos vies sont si petites alors que le monde est si grand. »

© Zvonock

La mise en scène minimaliste permet de concentrer efficacement l’attention sur les éléments importants de la pièce, de même que le passage intense et émouvant lié aux attentats de Paris et de Bruxelles est mis en relief par le ton comique du reste du monologue. Thierry Hellin, qui interprète le personnage principal, est seul sur scène du début à la fin. Les autres personnages – la mère Léa, les enfants Paul et Élise, le proviseur de l’école, la psychologue – ne sont présents qu’à travers l’imitation qu’il en fait pour nous. Seul, comme on l’est au petit coin. Il n’en est pas pour autant mal entouré : tout son jeu est chorégraphié autour d’une cuvette en émail immaculé qui trône sur un piédestal en moquette, au-devant de la scène par ailleurs vide. Lorsque le père parvient enfin à mettre des mots sur ses ressentis, il quitte sa zone de confort au sens littéral comme au figuré : pour la première fois, il s‘écarte du périmètre limité entourant sa cuvette. La touche qui vient sublimer toute la mise en scène est le second élément de décor, qui se constitue discrètement sur le fond de la scène : une projection des pièces éparses d’un puzzle. Cette image représente le puzzle 500 pièces d’un perroquet flamboyant auquel s’attelle la mère dans le récit, tout en étant une métaphore parfaite de l’évolution de la situation du père. Au début de la représentation, son monde vient de voler en éclats, comme le montrent les pièces éparpillées. Au fur et à mesure de son parcours face à ses problèmes familiaux et personnels, les pièces du puzzle s’assemblent progressivement. Vers la fin de la pièce, le puzzle est quasiment achevé. Plus que trois pièces manquantes… plus que deux… plus qu’une… Ça y est ! Le perroquet flamboyant est entier, prêt à s’envoler. Mais une fois le puzzle fini, on le détruit pour le ranger et pouvoir, plus tard, le recommencer… Voilà une métaphore de mauvais augure pour le père, qui doit dès lors s’attendre à traverser à nouveau les mêmes affres.

© Zvonock

Le Champ de bataille est donc une histoire au présent de la confrontation entre le père et son fils, le mari et sa femme ; une histoire au passé de sa famille – rencontre des parents, naissance de Paul qui signe le début d’une prise de distance dans le couple ; mais également une histoire au futur d’un mieux, d’un couple qui surmonte la lassitude, d’un père qui se reconnecte à son fils. Mais aussi d’une possible rechute car comme le dit l’adage : l’histoire est un éternel recommencement… C’est pourquoi il vaut mieux se dire, comme le personnage principal à la fin de la représentation : « Que sais-je de demain ? Il y a ici tout l’aujourd’hui qu’il faut. »

S’il faut trouver un reproche à adresser au texte, ce seraient les quelques stéréotypes de genre qui se démarquent pour l’oreille vigilante : la petite Élise est dépeinte comme une gentille fille studieuse ; la mère comme une lectrice de magazines féminins « passionnants », d’une beauté impérissable qui fait la fierté de son mari, douce et patiente quand lui s’énerve facilement…

Cela mis à part, Le Champ de bataille est une adaptation magnifique dans sa simplicité d’un texte plein de réflexions sur l’amour familial et le rapport à ses rêves. L’expérience ne s’arrête pas quand les projecteurs s’éteignent. Celles et ceux qui voudraient la prolonger peuvent, avant ou après la pièce, lire le roman de Jérôme Colin et écrire ou consulter les témoignages « Mon prof, ce héros » sur le site internet du Théâtre de Poche ou sur le mur à la sortie de la représentation. De quoi mener plus loin le questionnement sur la complexité des relations familiales.

Même rédacteur·ice :

 

Le Champ de bataille

D’après un texte de Jérôme Colin

Adaptation et mise en scène de Denis Laujol

Avec Thierry Hellin

Scénographie Denis Laujol
Lumières Xavier Lauwers
Vidéo Lionel Ravira

Vu au théâtre du Poche le 07 novembre 2019
À La Louvière (Central) du 27 au 30 novembre 2019
Au Centre culturel d’Uccle du 2 au 4 avril 2020
À l’Atelier Théâtre Jean Vilar (Louvain-la-Neuve) du 10 au 27 novembre 2020

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