critique &
création culturelle
Borremans, la peinture en question

Bozar attire les foules avec l’exposition des œuvres de Michaël Borremans (né en 1963), un des fleurons de la scène artistique belge contemporaine. Avant de s’envoler pour Tel-Aviv et Dallas, cette rétrospective — une première à Bruxelles ! — réunit une centaine de dessins, tableaux et films.

C’est la grande toile The Avoider (2006) qui ouvre l’exposition, et ce choix est pour le moins judicieux : ce tableau, au premier abord saisissant par son réalisme et sa virtuosité technique, présente en fait toutes les caractéristiques de l’œuvre peinte de Borremans. La référence à la peinture classique tout d’abord — le personnage étant une citation fidèle du marcheur du tableau Bonjour Monsieur Courbet (Gustave Courbet, 1854). Ensuite, le jeu entre le titre des toiles, leur référence, leur sujet et leur traitement, qui vire parfois à l’énigme. Quand on sait que Bonjour Monsieur Courbet s’intitule aussi la Rencontre , on ne peut que sourire au titre du tableau de Borremans et à l’allure de ce marcheur qui, nous faisant face, évite cependant notre regard…

Michaël Borremans, The Avoider, 2006, 360 x 180 cm. Huile sur toile. The High Museum of Art Atlanta. Courtesy Zeno X Gallery, Antwerp and David Zwirner, New York/London © Photographie : Ron Amstutz.

Une autre particularité importante est le portrait comme prétexte de peinture. Borremans explique lui-même que ses figures sont des objets plutôt que des représentations humaines. Si beaucoup de ses tableaux sont figuratifs, les visages au regard fuyant et leur attitude étrange montrent pourtant qu’ils ne sont pas le vrai sujet du tableau mais plutôt des avatars poétiques et des motifs de peinture. Enfin, un trait essentiel du travail de Borremans est qu’il propose une réflexion sur l’art de peindre, et plus précisément sur l’art de peindre aujourd’hui . Le repentir intentionnellement visible du bâton du marcheur modifié en branche beaucoup plus pittoresque raconte plusieurs histoires de peinture. En changeant en bâton noueux l’insignifiant manche de brosse rectiligne qui sert d’appui au modèle, le peintre fournit à son marcheur un attribut, un symbole pictural, qui agit par association d’idées sur le spectateur et donne au sujet une dimension quasiment biblique.

Ce repentir est aussi une allusion à la temporalité de la création. Dans la peinture classique, n’est en général connue du public que la version finale d’un tableau, et seules les techniques d’imagerie les plus récentes permettent de mettre en évidence les étapes antérieures du tableau, les modifications dans la composition, les retours sur le traitement d’un drapé ou d’un visage.

En rendant visible ce qui est d’ordinaire caché et demeure inconnu, Borremans met en lumière tout le processus de la création picturale, de sa conception mentale au terme de sa réalisation.

Ce repentir est aussi une image fantôme, une relique de la mise en scène de l’image en studio. Le rapport entre photographie et peinture est très étroit chez Borremans. Dans la série d’œuvres monumentales à laquelle appartient The Avoider , Borremans prend d’abord une photographie du sujet, qui lui sert ensuite de support à la peinture. Les ombres multiples qui apparaissent derrière le personnage révèlent d’ailleurs l’éclairage artificiel du studio.

La suite de l’exposition propose d’abord un large éventail de tableaux. La référence à l’histoire de l’art est presque systématique et parfois très littérale. On reconnaîtra la citation de l’ Homme mort de Manet dans The Bodies (I) (2005), un tableau représentant des corps allongés. Plus loin, la Petite Danseuse de quatorze ans de Degas est revisitée dans une vidéo de jeune fille désincarnée et statique (seule la caméra tourne autour d’elle, imitant le regard d’un spectateur déambulant autour d’une sculpture). Borremans se place aussi dans la droite ligne des peintres flamands, en peignant une poule morte ( Dead Chicken , 2013) qui rappelle les natures mortes à volailles de Frans Snyders ou Adriaen van Utrecht. Borremans crée aussi des images plus personnelles, dans lesquelles la référence est remise dans une perspective contemporaine. C’est le cas de The Hare (2005), un intrigant petit tableau qui semble être un instantané de film, dans lequel deux jeunes garçons observent un lièvre mort sorti tout droit d’une nature morte flamande. Interrogeant le médium même de la peinture, le traitement de l’image est aussi inattendu dans un petit tableau représentant un soulier aux lacets kilométriques (on y verra un des deux Vieux Souliers aux lacets de Van Gogh) peint prodigieusement, posé à côté d’une brique peinte en aplat de façon très sommaire, ou plutôt superposé à elle dans l’espace du tableau.

Michaël Borremans, The Hare, 2005. Huile sur toile. Courtesy David Zwirner, New York/London.

Le goût de Borremans pour l’énigme et le paradoxe sous-tend toute son œuvre. Son tableau The Preservation (2001) en est un exemple parlant : le geste représenté — la pose d’un bonnet de plastique sur la tête d’un personnage — est bien un geste de conservation, de protection. Il contraste cependant avec le traitement de la matière, car la peinture est elle-même très abîmée, les pigments arrachés laissant apparaître la trame de la toile. Or, seule la peinture est altérée, et le personnage représenté est quant à lui impassible et livide. S’agit-il d’un cadavre (un bonnet en plastique serait alors un moyen de conservation bien dérisoire), d’une sculpture en glaise inachevée (le sculpteur protègerait alors de la dessiccation l’œuvre en cours d’achèvement), d’une statue achevée ? Le bonnet jouerait alors le rôle de révélateur ironique et absurde de la supériorité de la sculpture face aux ravages du temps, par opposition à la peinture, plus fragile ?

L’exposition continue sur un film-tableau, et s’achève sur deux longues galeries plus intimistes où sont montrés les très beaux petits dessins de Borremans. Au contraire des tableaux toujours cadrés au plus près du sujet et construits dans un espace unique, les dessins embrassent des espaces complexes et s’ouvrent sur des perspectives infiniment profondes. Des échelles différentes donnent aux personnages des allures de Gulliver et de lilliputiens, de grands pantins moqueurs au milieu de foules affairées, dans des architectures rigoureuses et aérées. Chaque dessin, exécuté admirablement, est un système à part entière, qui dégage une émotion et une force d’attraction irrésistibles. Si les tableaux sont propices à la gymnastique cérébrale et interrogent vraiment — et avec beaucoup d’intelligence — le geste de peindre, ils sont toutefois plus arides que ces dessins, qui excitent l’imagination par leur grouillement de vie, leur humour décalé et leur profondeur hypnotique.

Même rédacteur·ice :

As Sweet as It Gets< /em>
Michaël Borremans

Jusqu’au 3 août 2014, à Bozar
www.bozar.be