La photographe belge Bieke Depoorter sait que le hasard fait bien les choses. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a notamment parcouru la Russie, les États-Unis et l’Égypte à la recherche d’inconnus qui accepteraient qu’elle passe une nuit chez eux. De ces rencontres brèves ressortent des portraits chargés d’atmosphères. Des images effleurant les frontières entre réalité et fiction.

Alors que la plupart des photographes développent généralement un plan précis avant de se lancer dans un nouveau projet, Bieke Depoorter (°1986) a décidé de faire tout l’inverse, laissant le hasard et son instinct faire les choses. « Pour tout ce que je fais, j’ai tendance à suivre mes sentiments, mon instinct. Avec la photographie, c’était pareil.1 »

Bieke Depoorter | Ou Menya. 2008-2009. © Bieke Depoorter | Magnum Photos → http://www.biekedepoorter.com/projects/ou-menya/

Pour choisir ses sujets, Depoorter opte généralement pour une approche directe : elle parle aux gens qui l’intriguent dans la rue et puis leur demande si elle peut loger chez eux, le temps d’une nuit. La confiance et l’échange sont les clefs de son travail. « C’est vraiment important pour moi, lors d’un projet, d’être là en tant que personne et pas seulement en tant que photographe. Les deux vont ensemble. C’est une manière de prendre le moment et d’être en relation avec les gens. Il m’arrive parfois d’être dans un réel échange de confidences avec eux. Ensuite, je prends des photos mais ce ne sont pas des photos de leur ‘vie’. Cela reflète plutôt des instants de leur intimité.2 »

Bieke Depoorter | Ou Menya. 2008-2009. © Bieke Depoorter | Magnum https://www.magnumphotos.com/arts-culture/bieke-depoorter-ou-menya/

L’intensité de ces échanges n’est rendue possible que par la brièveté de leur rencontre. Le lendemain, tout le monde sait qu’elle aura déjà disparu. Bieke raconte la magie de ce caractère éphémère : « Il est plus facile de partager des secrets avec un étranger − quelqu’un que vous savez que vous ne reverrez jamais − qu’avec un ami proche que vous voyez tous les jours. Pour moi, il y a quelque chose de spécial à propos de la nuit et des gens chez eux. Quand il fait noir, l’atmosphère change. Les gens sont plus réels, d’une certaine manière. Dans la rue, vous prétendez être quelqu’un d’autre. Je le fais moi-même. Mais quand vous rentrez chez vous, cette couche se détache.3 »

Bieke Depoorter | Ou Menya. 2008-2009. © Bieke Depoorter | Magnum https://www.pinterest.com/pin/464715255282206317/?lp=true

En 2008, dans le cadre de son projet de master en photographie de l’Académie des Beaux-Arts de Gand, la photographe flamande a décidé partir à la découverte de la Russie et de ses habitants. Ne parlant pas un mot de russe, elle avait demandé à une connaissance de Moscou de lui écrire quelques indications en russe sur un bout de papier : « Je cherche un endroit pour passer la nuit. Je ne veux pas rester dans un hôtel parce que je n’ai pas beaucoup d’argent et que j’aimerais voir comment les gens vivent en Russie. Peut-être que je pourrais rester chez vous ? Merci beaucoup pour votre aide !4 »

Bieke Depoorter | Ou Menya. 2008-2009. © Bieke Depoorter | Magnum

Il s’agissait de son projet Ou Menya, fruit d’une incursion dans l’intimité de plusieurs familles russes issues de villages reculés. Un projet salué par la critique et pour lequel elle gagnera même, à l’âge de 25 ans seulement, le prix Magnum Expression Award. Une récompense de la célèbre agence de photographie Magnum, agence qu’elle intégrera pleinement comme membre en 2016, après avoir passé plusieurs étapes de sélection.

Bieke Depoorter | I Am About to Call It a Day USA. 2012. © Bieke Depoorter | Magnum Photos

Sa série suivante, intitulée I am About to Call it a Day, s’est déroulée au États-Unis entre 2010 et 2014. Sur place, elle répéta sa méthode de « rencontres accidentelles ». Certaines images de la série nous plongent dans une atmosphère surréaliste, inquiétante, mélancolique et parfois même comique. Un incontestable tourbillon d’ambiances et d’émotions.

Bieke Depoorter | I Am About to Call it a Day USA. 2012. © Bieke Depoorter | Magnum Photos

Depoorter, en capturant ces scènes presque irréelles, joue sur les frontières entre documentaire et fiction. Le langage visuel de ces clichés penche vers celui du cinéma. Dans son travail, on peut voir des personnages perdus dans un  « ailleurs ».

Bieke Depoorter | I Am About to Call It a Day USA. 2011. © Bieke Depoorter | Magnum Photos

Comme s’ils semblaient avoir oublié la présence de la photographe. Ces clichés agissent comme des clefs nous permettant d’entrer chez eux, dans leur chambre ou salon. Nous devenons dès lors témoin de leur intimité la plus totale.

Bieke Depoorter | I Am About to Call It a Day USA. 2011. © Bieke Depoorter | Magnum Photos
Bieke Depoorter | I Am About to Call It a Day USA. 2011. © Bieke Depoorter | Magnum Photos

Ses errances suivantes l’emmèneront en  Égypte, où elle réalisera son projet As It May Be, de 2011 à 2017. Ce travail sera l’aboutissement de huit voyages dans ce pays en pleine instabilité à la suite de la révolution de janvier 2011. Dans ce contexte de crise, trouver un logement et être accueillie par des étrangers était devenu loin d’être facile, tant la méfiance envers les étrangers était élevée. Sa volonté était alors d’arriver à susciter de la confiance là où il n’y en avait plus. Elle raconte : « J’avais vraiment l’impression que les gens protégeaient leur vie privée. Ils sont sympathiques dans la rue, mais ils ne vous invitent pas à l’intérieur.5 » Elle fit alors appel à une belge vivant en Égypte et parlant l’arabe : « Nous voyagions ensemble dans de petites villes ou villages et marchions toute la journée jusqu’à ce que nous trouvions quelqu’un qui nous faisait confiance et à qui nous faisions confiance. Puis, une fois que nous avions convenu que j’allais passer la nuit là-bas, elle partait et me laissait seule chez les familles.6 » Au fur et à mesure de la prise de vue, elle se rendit compte qu’il manquait quelque chose à son travail… Des voix manquaient aux images. Bieke avait comme ambition de susciter une véritable conversation au travers de ses images. Par le biais de commentaires des habitants sur chacune d’elles, Bieke Depoorter réussit à engendrer un véritable dialogue avec des Égyptiens sur la place de la religion, la culture et la photographie ainsi que sur la politique. Bieke a déclaré lors d’une interview : « Les gens qui ne se parlaient jamais, se parlaient à travers les images.7 »

Bieke Depoorter | As it may be. 2016. © Bieke Depoorter | Magnum Photos8
Bieke Depoorter | As it may be. 2016. © Bieke Depoorter | Magnum Photos9

Après ces projets d’envergure, Bieke Depoorter continue de voyager de part et d’autre du globe (Sète, Norvège, Paris,…) à la rencontre d’individus qui l’inspirent, comme dernièrement Agata, une stripteaseuse de Paris. Des rencontres qui lui permettront de continuer à brouiller les frontières entre leur univers et le sien.

Bieke Depoorter, Agata, Paris, France. 2017. © Bieke Depoorter | Magnum Photos
Bieke Depoorter, Agata, Paris, France. 2017. © Bieke Depoorter | Magnum Photos

  1. Magnum Photos In Discussion: Bieke Depoorter and Olivia Arthur,  https://www.youtube.com/watch?v=q65oD-PfbP8 

  2. Magnum Photos In Discussion: Bieke Depoorter and Olivia Arthur,  https://www.youtube.com/watch?v=q65oD-PfbP8 

  3. Bieke Depoorter on breaking boundaries, https://www.canon-europe.com/pro/stories/bieke-depoorter-photojournalism/ 

  4. Bieke Depoorter Photographs Home in Faraway Places, https://www.vice.com/en_uk/article/xd7zma/bieke-depoorter-photography-magnum-interview-876 

  5. Bieke Depoorter on breaking boundaries, https://www.canon-europe.com/pro/stories/bieke-depoorter-photojournalism/ 

  6. Bieke Depoorter on breaking boundaries, https://www.canon-europe.com/pro/stories/bieke-depoorter-photojournalism/ 

  7. Bieke Depoorter on breaking boundaries, https://www.canon-europe.com/pro/stories/bieke-depoorter-photojournalism/ 

  8. - Vous avez vécu un instantané une heure, deux heures ou une nuit. Juste une photo. Mais vous n’avez pas vécu, vécu à travers ce qui est dans cette image. J’ai expérimenté ce qui est dans cette image. J’étais énervé. J’étais distant avec des gens. – Cette opinion ne correspond pas à la photo parce qu’elle sourit. – Tamer dit: Pourquoi la photo est-elle dans le noir? Tamer dit: Peut-être que le noir exprime quelque chose. Je vis la même réalité. Je suis amoureux de quelqu’un et elle n’est pas ici avec moi. J’éteins la lumière pour ne voir personne en dehors d’elle. Alors je suis heureux parce que je suis avec la plus belle personne de ma vie. 

  9. - Vous pouvez rester avec moi sans problème, un jour, une semaine, un mois. Mais prendre des photos ? Non. – Parfois toutes les frontières, coutumes, traditions, doctrines peuvent vous faire perdre confiance en vous. Vous devez d’abord faire confiance en vous-même avant de pouvoir faire confiance aux autres. Mon nom est Nora et je viens d’une famille de classe moyenne. Je ne pense pas que mes parents laisseraient un étranger venir chez nous un jour, en raison de problèmes de confidentialité et de la peur des étrangers et du crime. La peur est dûe à tous les problèmes que nous avons lus sur les réseaux sociaux ; nous avons peur que ces histoires puissent nous arriver. Je ne vous autoriserais pas à prendre une photo de moi, car je considérerais ça comme une violation de ma vie privée. Et parce que je ne suis pas habitué à avoir affaire à des étrangers. – Je suis d’accord avec ces idées. – Beaucoup de gens pensent de cette façon à cause de la situation actuelle. – Marna dit de passer la nuit avec nous ou avec Karima notre voisine, parce que sa salle de bain est mieux. – Le problème n’est pas la vie privée. Le problème est notre peur de la façon dont les gens nous jugeront. – S’ils savaient que ce livre serait publié en Egypte, ils n’accepteraient pas d’être photographiés. – N’as-tu pas entendu parler de Regeni, l’italien? – Ils l’ont torturé comme s’il était égyptien (a déclaré la mère de Regeni). C’est pénible pour nous, en tant qu’Égyptiens. – Les gens ici sont programmés pour penser qu’un étranger possédant une caméra, c’est un espion. Mais c’est souvent vrai, en réalité. – Pourquoi les gens ont-ils peur de vous? – Conseils de mon père pour vous: ne faites confiance à personne, car c’est une confiance aveugle. Mais traitez les gens avec de bonnes intentions jusqu’à ce que quelque chose prouve le contraire. – La photo a été prise alors qu’elle était dans un mauvais état d’esprit, une humeur triste. – Je suis une de ces personnes qui ne voudrait pas être photographiée chez moi en me relaxant. – Je reste comme cela à la maison tous les jours.