critique &
création culturelle
Sur les murs de Williamsburg

Balade dans le quartier hipster de Brooklyn, à la découverte du street art new-yorkais et d’artistes qui multiplient formes et pratiques pour renouveler le genre.

« On va plutôt s’éloigner d’ici. Ce sera plus calme. »
Bien que sa démarche et son look — jeans baggy et casquette à l’effigie des New York Yankees — dégagent une décontraction certaine, on sent une pointe d’énervement dans la voix de David. Difficile pour lui de donner ses explications dans un tel brouhaha.

Nous sommes samedi après-midi, à Brooklyn, sur Bedford Avenue, en plein centre du quartier de Williamsburg. Les trottoirs grouillent de monde : locaux, touristes et habitants de Manhattan venus échapper aux premières chaleurs qui, en ce début de printemps, ont fait grimper le mercure. Entre les magasins de fringues vintage, les restos aux allures rétro et les vendeurs de livres d’occasion, Bedford Avenue est une respiration. Pas de grandes enseignes, de mall à ciel ouvert, pas de Starbucks. Un peu plus loin, sur les rives de l’East River, les petites échoppes de street food invitent à la flânerie et au grignotage « authentique », une Brooklyn Lager à la main — bière locale partie récemment à l’assaut des bars du monde entier.

Cette dizaine de blocs sont, en quelques années, devenus le paradis des bobos et le foyer des hipsters. Un exercice amusant : s’asseoir à une terrasse et regarder le défilé des bonnets, des longues barbes, des slims et des coiffures rockabilly. Entre bohème artistique et gentrification massive, le quartier est un incroyable lieu de passage et de mixité sociale (les loyers n’y atteignent pas encore les sommes extravagantes de Manhattan). Ce n’est pas récent mais cela ne fait que s’intensifier. Pas étonnant dès lors qu’il soit devenu une scène incontournable pour les street artists .

On s’éloigne donc un peu des artères les plus animées pour entamer la visite et être en mesure d’écouter les commentaires de David, un ex-graffeur qui depuis deux ans propose chaque semaine des street art walks dans les quartiers de Lower Mahattan, Bushwick et, pour ce qui nous occupe, Williamsburg.

Fini les signatures en lettres old school , les grands tags muraux de noms de graffeurs. Le street art a évolué et utilise aujourd’hui d’autres supports : affiches, stickers, pochoirs, mosaïques, tricot… Une constellation d’images : photos, dessins, collages et textes. Le profil des artistes a également changé : beaucoup plus mixte en termes de genre, d’âge et de parcours. Certains n’exercent que dans la rue, comme avant, mais d’autres, passés d’abord par des écoles d’art, ont développé une pratique artistique plus traditionnelle, avec expositions dans des galeries, avant de profiter de la liberté qu’offrent les murs de la ville. Le chemin inverse est aussi de plus en plus fréquent : les artistes de rue produisent des pièces qui se retrouvent dans des galeries. On retrouve un peu de tout cela sur les murs et dans les rues de ces quelques blocs de Williamsburg.

On pourrait passer des jours à dénombrer et à collecter ces œuvres souvent éphémères et qui, bien souvent, échappent aux regards distraits. Petite revue des troupes, forcément subjective, d’artistes anciens et nouveaux.

ROA

On commence avec du connu et un petit cocorico puisque ROA est un artiste gantois qui parcourt le monde depuis maintenant quelques années pour y peindre son immense bestiaire.

Comme à son habitude, ROA peint sur d’immenses surfaces et s’inspire du lieu et du mur pour composer son dessin (en général, il choisit même des animaux qui sont propres à la ville, comme ici avec l’écureuil). Une immersion gigantesque de la nature dans un univers ultra-urbanisé, mystérieuse, parfois inquiétante ; certaines de ces créatures reposent les yeux fermés : mortes ou au repos ?

Stikman

À l’opposé du maximalisme de ROA, Stikman opère sur une petite échelle. Ces figures de robots sont quasi invisibles à qui n’y prend pas garde.

Actif depuis 1992, l’artiste utilise différents matériaux pour construire ces petits êtres futuristes qui envahissent l’espace urbain (à l’image des figures de Space Invader) : cartons, métal, papier ou, comme ici, bois et revêtement synthétique des signalisations au sol sur les routes. Stikman n’est pas porteur d’un message particulier. Il laisse aux spectateurs le soin de donner un sens à son travail.

B.D. White

Présent activement depuis 2013 et originaire de Williamsburg, B.D. White , la trentaine, utilise essentiellement des pochoirs dans les œuvres qu’il réalise en rue (il pratique également la peinture à l’acrylique dans son studio). Particularité : il est en chaise roulante et opère toujours en équipe. Conséquence : ses images sont surtout visibles dans le bas des murs ou, souvent, sur les pieds des réverbères.

Les dessins sont assortis de textes, plutôt d’inspiration pacifique, mettant en avant la liberté de création et d’expression. L’une des séries reprend d’ailleurs le portrait de l’artiste et activiste chinois Ai Weiwei, emprisonné plusieurs mois pour des raisons fallacieuses en 2011 et qui depuis ne peut plus quitter Pékin.

Une jeune femme qui a commencé à répandre ses premiers dessins au pochoir dans les rues à l’époque de l’administration Bush. Depuis, elle continue à exercer sur les murs mais également dans des galeries où elle est régulièrement exposée.

Il y a dans les images de Gilf ! une volonté très claire de faire passer un message à caractère politique — de manière pas toujours très subtile — sur différents sujets : société de consommation, pouvoir des multinationales, droits des femmes, racisme…

Miss Me

Originaire de Montréal, Miss Me travaille à partir d’images ou de symboles (comme ici), qu’elle retravaille pour former des collages sous forme d’affiches.

Ses œuvres tournent souvent autour de la représentation des minorités (notamment des figures féminines) et s’exposent de manière plutôt discrète, dans des arrières-rues ou dans des entrées de maisons. Comme d’autres artistes de sa génération, elle décline également ses œuvres sous forme de produits dérivés : sacs, tasses, coques pour téléphones… Une manière d’assurer elle-même la récupération de la contre-culture par la société de consommation.

Paul Richard

Pour terminer ce parcours, j’aimerais m’attarder un peu sur le travail de Paul Richard . À côté de sa carrière de peintre et de portraitiste assez classique, il se lance dès les années 1990 dans des interventions dans les rues de Boston et de New York. Dans un geste dont l’intention rappelle celle des ready-made de Duchamp, Paul Richard a créé une série de cartels de musée qu’il apposait sur des éléments du paysage urbain : bouches d’incendies, murs, troncs d’arbre… Sur le petit carton blanc : le nom de l’artiste, le titre (« Untitled »), la date, les matériaux, l’année et même un prix ! Il passe ensuite aux pochoirs et, en tant qu’artiste-peintre, propose même des expositions dans des grands magasins.

Mais ce qu’on peut surtout voir aujourd’hui de son travail dans la rue, ce sont ces petits portraits.

Plutôt que d’utiliser les murs, Paul Richard dessine sur les trottoirs. Avec un pot de peinture, en utilisant délicatement la technique du dripping , il compose ses esquisses de visages. Une ligne claire qui, en quelques traits, fait surgir du sol une figure mélancolique, d’une autre époque. On pense parfois y reconnaître un jeune Rimbaud ou, le plus souvent, l’allure de dandy du peintre lui-même. La fausse simplicité du geste et de l’image est très éloignée des affiches et des tags multicolores qui recouvrent les murs du quartier et l’on goûte d’autant plus la fragilité éphémère de ces visages inconnus.

Infos sur le street art walk de David : www.streetartwalk.com

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