À la recherche
Pendant près d’une décennie, l’équipe de la Maison Magritte est partie à la recherche des œuvres perdues du grand peintre surréaliste. Celles-ci, aujourd’hui reconstituées, sont présentées dans le cadre de l’exposition « les Magritte disparus », à voir jusqu’en janvier 2015 . L’occasion de visiter ce musée atypique, où plane encore le fantôme de René Magritte.
Heureusement, les morts ne sont pas rancuniers. Plutôt que d’aller fleurir des tombes, j’ai passé ce samedi 1er novembre chez René Magritte. Ou plutôt dans la maison où il vécut entre 1930 et 1954. Aujourd’hui, cette maison abrite un musée dédié à l’œuvre du peintre. Croquis, photographies, gouaches, dessins et reproductions de son appartement sont réunis dans cette bâtisse de trois étages située au 135 de la rue Van Esseghem à Jette. C’est-à-dire loin de là où j’habite.
Suivant un itinéraire savamment calculé, je me suis donc embarqué pour une heure dans les transports en commun bruxellois. Je n’étais pas seul mais agréablement accompagné. Nous nous aventurions dans des quartiers de Bruxelles que nous ne connaissions pas, découvrant des noms d’arrêts de métro. L’été indien jouait les prolongations. En cette après-midi d’automne, le trajet a pris des allures de voyage. Nous sommes sortis de la station de métro et avons pris la direction que me dictait ma mémoire. Le matin même, j’avais étudié une carte du quartier et retenu quelques noms de rues. Les rues se sont succédé, aucun nom ne me revenait. Puis un panneau s’est dressé rêveusement au bout d’un trottoir. De la pointe de sa flèche, il indiquait la Maison Magritte. Nous avons tourné et emprunté la rue Van Esseghem. Si l’on regarde ses pieds en marchant, on peut voir au sol quelques mosaïques aux motifs propres à l’œuvre du surréaliste belge. Nous sommes arrivés devant le seuil de la maison. Sous la sonnette était inscrit le nom de Magritte. Un papier collé sur la porte précisait de sonner deux fois. Nous nous sommes exécutés.
Ordinairement, il n’y a rien d’exceptionnel au fait de presser le bouton d’une sonnette. Nous avons sans doute eu l’impression que Magritte allait venir nous ouvrir, que nous allions pénétrer dans son intimité. Les lieux déteignent sur les œuvres et l’inverse est vrai aussi. Mais un homme nous a interrompus dans nos pensées et fait monter au premier étage de la maison. Nous avons échangé quelques mots avec la guide en charge de notre visite, puis elle nous a tendu les fiches descriptives de l’exposition permanente. Nous sommes descendus au rez-de-chaussée, début de la visite du musée. La guide a présenté en détail la Maison Magritte et répondu à nos questions. Nous pouvions nous promener à notre aise dans la maison, elle nous attendrait pour la visite des « Disparus ».
Nous avons donc déambulé dans les couloirs, observé le soin avec lequel les pièces ont été réaménagées comme à l’origine. Nous avons pu imaginer Magritte occupé à peindre dans sa cuisine, qui lui servait principalement d’atelier. Il avait besoin de la présence du quotidien autour de lui afin d’en nourrir son œuvre. Nous avons pu imaginer aussi les réunions de surréalistes dans le jardin de la maison, quand ceux-ci s’amusaient à se déguiser et à se prendre en photo. Comme lors d’un gouter d’anniversaire. Sauf que les enfants s’appelaient Dali, Breton, Éluard.
Quelques vitrines et beaucoup d’archives, de dessins et de gouaches plus tard, nous avons donc accéder au dernier étage de la maison dévoué à l’exposition « les Magritte disparus ». André Garitte, le conservateur du musée, a lancé ce projet vers 2006. Une première reconstitution avait déjà été menée. Il s’agit de la Table-Porte , une œuvre qu’on peut rapprocher de la pratique du ready-made. Elle est exposée dans l’atelier de Magritte, au fond du jardin. Mais André Garitte et son équipe se sont pris au jeu. Reconstituer une œuvre, c’est excitant.
Ils ont décidé d’appliquer ce principe aux autres œuvres perdues du surréaliste belge. Seulement deux des vingt-huit œuvres disparues demeurent encore à l’état de traces dans des photographies ou des souvenirs. L’exposition actuellement présentée pourrait paraître sacrilège : on a osé s’attaquer à la peinture du maître. Monter une porte sur des pieds de chaises, ce n’est pas grave. En revanche, la peinture, c’est autre chose. Il ne faut pas voir l’exposition de cette manière mais plutôt comme un jeu de pistes. Si la plupart des toiles ont brûlé, péri pendant le Blitz ou même coulé, certaines ont été volontairement cachées par Magritte lui-même. Par le palimpseste ou la kamigraphie, ce dernier expérimentait, s’amusait, défiait, répondait, provoquait. Dissimuler une toile plus expérimentale derrière une autre plus conventionnelle, c’était un pied de nez de Magritte à ceux qui voulaient le voir emprunter toujours les mêmes codes et les mêmes motifs. Pareil pour la kamigraphie : cette technique consistant à reproduire en série une toile pour détruire l’original est une démarche également surréaliste.
Une démarche dans laquelle s’inscrit parfaitement cette exposition. Les artistes qui ont participé au projet ont tous désiré rester anonymes. Pas par peur des représailles des puristes. D’ailleurs, aucun d’eux n’a eu la prétention d’atteindre le niveau de Magritte. Ils offrent simplement au plus grand nombre la possibilité de découvrir ces œuvres disparues. Par exemple, il est étonnant de découvrir le Calcul mental , œuvre ambitieuse traversée des motifs qui ont travaillé Magritte, ou le Barbare , une toile qui représente un Fantômas à moitié effacé sur un mur de briques rouges. C’est ainsi une exposition ludique, où sont interrogées la création et la conservation de l’Art. On aurait tort de s’en priver.
En quittant cette maison, il faisait nuit et nous ne l’avions même pas remarqué. Pendant deux heures, nous avons été transportés loin de cette après-midi de novembre. Nous avons été invités dans l’univers de Magritte. Nous avons visité son quartier, sa maison. Nous avons vu ses meubles, ses archives. Nous avons retrouvé ses œuvres disparues. Dans le ciel, de minces nuages barraient la lune. Les toits des maisons se découpaient dans la nuit. Les cheminées marquaient des ombres sur le bleu sombre du ciel. Les réverbères crachaient des flaques de lumière orange sur le trottoir. Nous avons cru être happés dans une toile de Magritte.
J’aurais pu passer l’après-midi dans un cimetière. À la place, j’ai révisé mes a priori sur Magritte. Ce n’est donc pas qu’une pipe et des hommes à chapeau melon. Magritte, c’est aussi le jeu, l’humour, la subversion et une imagerie puissante. Et puis, je me suis pris d’affection pour les phoques myopes. Mais ça n’a rien à voir avec Magritte. Ou peut-être, un peu. En tout cas, j’ai pris le temps de vivre et ça, mes morts ne m’en voudront pas.