critique &
création culturelle

À toi de jouer !

Take the floor

Se confronter à l’outil théâtral, le considérer comme un matériau sculptural à part entière est le pari de Michel François. Pour cette création originale du Kunstenfestivaldesarts, le plasticien s’est associé à sa fille, récemment promue à l’I.A.D. (Art dramatique). Une carte blanche aux artistes pour un moment digne de la grande salle du KVS.

Un sculpteur « mettant en scène » les rituels techniques et architecturaux du théâtre. Le chalenge est double. D’un point de vue strictement théâtral, reconnaissons le peu d’expériences des protagonistes. Si Michel François est, sans équivoque et avec mérite, connu et reconnu dans les arts plastiques, qu’en est-il des arts scéniques ? Quant à sa fille, ne doutons pas de ses qualités d’actrice, elle fut assistante à la Fabrique Imaginaire aux côtés d’Yves Hundstad et d’Ève Bonfanti, mais de là à être lancée dans un événement international d’une telle ampleur…

La gageure est audacieuse, le défi de taille pour un sculpteur, le synopsis téméraire pour une néophyte.

Le travail artistique est capricieux

© Michel François

Des heures de labeur et de recherches ne donneront peut-être qu’un vain résultat alors qu’un acte fortuit d’une seconde peut aussi édifier une idée géniale…

Dans Take the floor , qu’on pourrait traduire par « prendre la piste » ou « à toi de jouer », les idées foisonnent. De belles idées, de très bonnes idées, avouons-le. Là où le bât blesse, selon nous, c’est que les images ne sont pas théâtralisées, sont répétitives ou s’essoufflent à force de tirer dessus.

Il est vrai qu’il s’agit d’une improvisation, sur-titrée en néerlandais (sic), d’une « performance-spectacle ». Mais peut-on tout excuser sous ce vocable, le rendre fourre-tout au risque de dénaturer d’autres performances et de discréditer tout artiste qui se présentera comme performeur ? Peut-être aurait-il fallu annoncer un « documentaire familial dans un atelier de sculpture d’art contemporain » ? Toutefois, nous ne trouvons aucune correspondance avec le théâtre-documentaire dans lequel le réalité rejoint la théâtralité et réciproquement.

Ce qui nous manquait, et c’est malheureusement les règles du jeu de la représentation voulue par Michel et Léone François, c’est la théâtralité. Le fameux charme mystérieux qui fait qu’une histoire passe la rampe ou reste plate sur le plateau… Tantôt nous assistons à une banale conversation entre artistes plasticiens, tantôt, c’est une anecdote, qui a tout pour être bonne -l’originalité, la drôlerie, un certain intérêt, une émotion, un questionnement- mais avant la chute, le soufflé est déjà retombé, car elle ne nous est pas adressée, ou mal adressée…

Le téléphone sonne, pardonnons la banalité de l’action dans ce genre de show, et l’artiste raconte qu’il est devant un nombreux public et doit donc écourter la conversation. Nouvel appel, du dramaturge, il s’informe sur la soirée et nous embrasse tous. Puis, le comédien nous dit que l’appel téléphonique venait du dramaturge, qui s’informe du déroulement de la soirée et qui nous embrasse tous… Mais monsieur François, nous le savons, nous sommes là, à vous écouter… Par contre l’effet théâtral de descendre pour des bisous aurait égalé la présence du chaton, gentiment perturbateur, qui donnait du plaisir aux amateurs d’espiègleries félines.

L’installation d’une exposition où tout se passe bien

© Almudena Crespo

Pas forcément ordinaire, mais sans accident. La normalité est seulement brisée, mais magnifiquement, par l’ouverture de la fenêtre sur l’extérieure du KVS. La vie hors les murs, de prétendus passants figurés par de faux badauds et des hôtesses, est un moment merveilleux et juste.

Une autre trouvaille à souligner : un micro qui tourne au-dessus des têtes pour que chaque spectateur puisse s’exprimer . C’est ingénieux pour donner la parole à tout le monde, mais c’est long, car au-delà de l’effet, il ne se passe rien, mais on en parle !

Colline Libon est présente sur scène, filmée par une caméra, pour devenir les contours d’un emplâtre en bas-relief que nous ne verrons pas. Mais lorsqu’elle explose dans une danse qui doit lui dégourdir les muscles, le moment est fou et magique. Hélas, comme tout instant magique, il est court, trop court…

Jamais il n’a été inauguré de statue en l’honneur d’un critique, aussi saluons-nous le sculpteur, Michel François et son équipe, pour cette tentative de sortie de l’orthodoxie du théâtre, comme le regretté Gilles Aillaud avant lui. L’amertume de mes propos n’exclut pas le fait que nous en ayons besoin, car au fond, que manquait-il pour sublimer la soirée, quelle alchimie pour transmuter cette présentation en représentation ? Peut-être ce que j’ai découvert à l’académie de Comines-Warneton où de jeunes enfants présentaient leurs travaux de fin d’année, ou bien ce que j’ai vu à l’École des Arts Saint-Luc, à Ramegnies-Chin, lors d’une journée« portes ouvertes », durant laquelle les artistes amateurs racontaient leurs travaux, et aussi lors de l’ouverture de la saison des conférences à l’université de Houte-Si-Plou, vénérable université créée par des étudiants louvanistes en réaction (anticipation plutôt) du « Walen buiten ». La magie du spectacle était là aussi à Gembloux pour la fête de Dance Factory. Avec cette envie de partager et non de juste montrer, d’offrir et non de présenter, de donner et non de relever un défi. Léone sera-t-elle capable d’évider la corde d’une bobine ? Mais pourquoi ? Simplement pour (se) prouver qu’elle peut le faire ? Pour entrer dans le Guinness Book ? Pour créer une œuvre d’art contemporain ? De l’art comptant pour rien dans ce cas, car sitôt le « geste créateur » accompli, la gestuelle humaine l’ôte à notre vue et le détruit en bas de la scène.

© Almudena Crespo

L’art contemporain n’est pas étranger à Michel François et Guillaume Désanges, dramaturge sur Take the floor . Le duo nous avait habitué à mieux , mais une scénographie pour une exposition telle que la 8e Biennale de Louvain, en 2013, superbe d’intérêt et de réflexion n’a pas le même impact qu’un spectacle. Nous avons un décor dans lequel le public vit à son rythme, s’attarde, change de lieu et revient sur ses pas… Le concept est captivant, une anti-exposition universelle en quelque sorte… Alors qu’au théâtre, la cadence est imposée et la temporalité peut épuiser même la meilleure des idées. Michel François introduit la soirée, en écho à l’un des pavillons de Une Exposition Universelle : l’originalité incroyable que développent les brigands pour traverser une frontière avec des substances illicites cachées dans des objets improbables et transformés pour l’occasion… C’est sa recherche personnelle qui n’a pas trouvé de résolution sur la scène du Konninklijke Vlaamse Schouwburg. Certes, on ne passe pas du métier de critique d’art et commissaire d’exposition à celui de metteur en scène avec cette seule envie. L’espace scénographique imaginé est beau, original, ne manque pas d’intérêt, mais n’est jamais utilisé pour le jeu. Une masse d’objets hétéroclites, qui seraient probablement des œuvres d’art dans une galerie ou un musée, mais qui ne sont, sur scène que décors et accessoires. Se déplacer dans ce lieu figuré ne suffit pas à créer un univers, à engendrer une atmosphère, à donner naissance à une théâtralité, et à lier les deux langages que sont la sculpture et le théâtre. Le geste du sculpteur n’a pas rejoint l’action dramatique, la présence théâtrale ne s’est pas faite sculpture.

Si le fluide magique n’a pas brillé, nous ne dirons pas, comme certains spectateurs à la sortie : « comme prise d’otages, j’ai connu mieux », car la tentative est osée . Et cet essai a plu à quelques amis présents dans la salle, de même que des rires spontanés ont résonné quelque fois durant cette heure trente de monstration.

Des moments intimes ou des réflexions sur la créativité auraient aussi pu nous sublimer s’ils n’étaient déjà écrits dans le programme. Les souvenirs d’enfance entre fille et papa-sculpteur nous touchent le temps de l’énonciation. Peut-être parce que nous n’imaginions pas les relations qu’un enfant éprouve face à une création paternelle, manipulable et transformable posée dans l’atelier et intouchable accrochée dans une galerie. Pour ces trois moments-là, sans aucun doute, le déplacement était préférable à une soirée devant Koh-Lanta.

Take the floor
Michel & Léone François
Performeurs : Sylvain Courbois, Colline Libon
Dramaturgie : Guillaume Désanges
Kunstenfestivaldesarts