After All Springville. Disasters and amusement parks est un spectacle de l’artiste plasticienne belge Miet Warlop . Il s’est joué les 8 et 9 juin passés aux Brigittines lors du TB2 Festival (Festival de danse contemporaine du Théâtre les Tanneurs et des Brigittines) et répond à la question : que se passe-t-il sur un plateau lorsqu’on tente de casser la baraque, que l’on se retrouve malencontreusement le cul entre deux chaises, quand on s’aperçoit que les murs ont des oreilles, et surtout que l’on commence à faire partie des meubles…
À la chaleur et l’animation du hall se substitue le calme et le vide de la salle. La grandeur de l’ancienne église, la hauteur du toit, les briques cassées, la structure en bois, les arches des fenêtres, la scène arrondie. Au milieu de la scène, une maison en carton. Et sur la maison en carton, un panneau électrique, qui fait des bulles avec un chewing-gum. Il attend, peut-être qu’il s’ennuie.
Casser la baraque
La scène, perdue dans la hauteur de la salle, est pratiquement vide. Il y a la maison en carton, déposée sur une étendue noire. Elle semble flotter, nulle part, ou plutôt elle pourrait être partout (Springville ne serait-il pas le nom de plusieurs villes aux États-Unis ?) : en Utah, aux Brigittines, sur un nuage lorsque de la fumée envahit le plateau. Peut-être qu’il ne s’agit pas d’une maison précise, de la maison de quelqu’un, mais simplement d’ une maison. Une maison comme on se la représente, comme on se l’imagine : carrée, avec un toit pointu, une cheminée, une fenêtre et une porte qui arrive presque jusqu’au toit. L’archétype d’une maison.
Comme si nous avions dessiné cette maison que nous imaginons, nous n’avons pas accès à son intérieur. Nous l’observons de l’extérieur, nous restons sur le pas de porte. Et il s’en passe des choses sur le pas de la porte : un double joggeur, un carton timide, un homme en costume et un panneau électrique passent, repassent et interagissent entre eux. Mais à tous ces personnages-objets se mêle également une table d’intérieur, joliment dressée avec un vase et une vaisselle de qualité. On entend des bruits venant de la maison et elle finira même éventrée de l’intérieur par des boudins en plastique de couleur. Des éléments de l’espace intérieur se mêlent donc à l’extérieur jusqu’à ce que le premier déborde sur le second.
Des briques, du carton, du plastique. Différentes matières s’unissent les unes aux autres. Différents matériaux, différents corps, différents objets : la table, le vase, une boite en carton, une poubelle, un panneau électrique, un livre. Plus que les mots, ces corps, mouvements, accessoires, costumes, matériaux, moyens pyrotechniques sont au cœur de la représentation.
C’est notre relation à l’espace qui semble ici mise en question. Comment nous représentons-nous un espace, un lieu, une maison ? Quel espace est de l’ordre de l’intérieur, de l’intime, du privé, qu’est-ce qui en déborde ? Quels sont ces objets qui nous entourent et que nous avons tendance à oublier, tellement ils nous paraissent ordinaires ou quotidiens ?
Avoir le cul entre deux chaises
Tous les éléments présents sur le plateau font en effet appel à des choses quotidiennes, que nous connaissons, que nous utilisons dans la vie de tous les jours : un carton, une table à manger, une nappe, un vase, des assiettes, un chewing-gum, une maison, des poubelles, un panneau électrique... Les vêtements que portent ces objets sont assez communs également : claquettes-chaussettes, collants, chaussures à talons, survêt’ Adidas. Comme dans la vie de tous les jours, il y a du silence, des moments d’attente où il ne se passe pas grand-chose. Les relations entre les différents objets habillés et leurs comportements rappellent également ceux que nous connaissons : prendre une photo, éternuer, lire, marcher, rire, se sentir suivi, avoir peur, être timide.
Mais le spectacle est loin de rester cantonné à ce réel : il le dépasse, le déborde toujours déjà. Le joggeur est en effet un double joggeur, plus grand que la maison, les talons et les claquettes sont les pieds de la table à manger et du panneau électrique, le carton est timide et pourtant curieux, la photo de famille est prise par un robot, la maison est éventrée par des boudins en plastique, le joggeur est découpé en deux avec une scie. Bref, le quotidien est évoqué surtout dans ce qui le transcende, la réalité dans ce qu’elle contient d’irréel, d’imaginaire, de représentations.
C’est d’ailleurs le mélange de quotidien et d’absurde des situations qui nous fait rire : les gestes d’étirement du double joggeur, comme si c’était un joggeur lambda, le problème de vision de ses jambes une fois livrées à elles-mêmes, les éternuements flamboyants du compteur électrique, les soucis d’équilibre de la table perchée sur des talons aiguilles...
Les murs ont des oreilles
Il y a donc une relation des personnages à l’espace, aux objets et à leur caractère quotidien et imaginaire. On pourrait préciser cette réflexion en disant qu’il est question des représentations que nous construisons à partir du réel. Cela rappelle le phénomène de paréidolie (reconnaitre des visages dans les nuages par exemple) ou de personnification (prêter aux objets un caractère humain). Tantôt un carton muni d’un tube devient un petit être curieux, tantôt un boitier électrique qui explose devient un personnage qui éternue. Un peu comme dans Toy Story , les objets s’animent dans notre dos, existent par eux-mêmes : la maison aspire et recrache l’homme en costume, les boudins de plastique semblent gonfler à l’infini, incontrôlables.
À l’inverse, nos confrères et consœurs humain·es peuvent aussi parfois nous faire penser à des objets ou animaux avec lesquels nous évoluons dans notre quotidien (ce qu’exploitent d’ailleurs les dessinateurs de Blacksad , par exemple). Une personne ayant un petit buste, de grandes hanches et de petites jambes musclées ne ferait-elle pas penser à une table ? Une personne renfermée, voulant participer sans trop se montrer ne ferait-elle pas penser à un carton fermé ? Une personne qui pète un câble ne ferait-elle pas penser à un boitier électrique qui disjoncte ?
Finalement, certaines expressions peuvent également prendre des traits mi-humains, mi-objets. Le carton au nez en tube fourre littéralement son nez partout, il est ce qu’on appelle en Brusseleir un « curieuse neus », la table semble se plier en quatre et être le cul entre deux chaises (forcément, c’est une table…), le double joggeur semble vouloir sauver les meubles, et le crie sur tous les toits, les jambes du joggeurs se retrouvent bientôt au pied du mur, le boitier électrique pète un câble et roule des mécaniques, l’homme en costard jette l’argent par les fenêtre, et mène le carton par le bout du nez, et tous·tes font littéralement partie des meubles.
Faire joyeusement partie des meubles
Avec un climat calme et drôle et une esthétique épurée et poétique, After all Springville amène une réflexion sur l’espace : celui de la maison, de l’intimité, de l’extérieur, et sur ce qu’il renferme ; des objets, des corps, des matières. Se construit une réflexion sur l’aspect quotidien de ces éléments, autant que sur l’imaginaire, l’irréel, les représentations que nous portons sur eux. Sur scène, pour le plus grand bonheur du public, une petite troupe d’humains s’attèle donc joyeusement… à faire partie des meubles !