Le mois dernier, l’autrice et illustratrice Léonie Bischoff a publié Sur la mer des mensonges , aux éditions Casterman. Le roman graphique nous raconte Anaïs Nin avec passion et au crayon : le grand retour d’une figure historique dans un format... atypique.
« J’ai la conviction d’avoir quelque chose à dire, une expérience unique à partager. Mais je ne trouve pas la forme. » dixit Anaïs Nin elle-même, pourtant rendue héroïne de roman graphique près d’un siècle plus tard. En effet, depuis le 26 août est parue la bande dessinée Anaïs Nin, sur la mer des mensonges , une biographie onirique entièrement illustrée et remaniée par Léonie Bischoff, qui retrace les tribulations de l’autrice aux pensées révolutionnaires.
Tout d’abord, je crois qu’il est utile de rappeler qui était Anaïs Nin, car aussi loin que je m’en souvienne, je n’ai vu son nom que sur la tranche d’un vieux bouquin qui trônait sur l’étagère de ma chambre de vacances. Le livre, c’était Vénus érotica , un recueil de nouvelles érotiques : premier indice sur la personne de Nin, que la sensualité n’a jamais effrayée. En réalité, c’est justement cette aisance à aborder les sujets les plus provocants qui a fait connaître la jeune Américaine. Quoi ? Une femme qui parle de sexe, dans les années 1930 ? Et bien plus encore. Car ce qui la représente le plus fidèlement, c’est avant tout son honnêteté à propos de toutes choses, et ça, ses Journaux , parus dans les années 1960, en témoignent. Depuis ses onze ans, et jusqu’au bout, Anaïs Nin aura rapporté minutieusement chaque détail de sa vie, de ses émotions, jusqu’à faire du Journal un ami, un amant, et un miroir.
Sur la mer des mensonges fait état du cheminement intérieur de Nin, en passant de ses questionnements amoureux à ses épiphanies créatrices. Léonie Bischoff, en s’appuyant sur divers passages du Journal , met en scène plusieurs rencontres charnières dans la vie de Nin : Henry Miller et sa femme June, Otto Rank… comme autant de personnages hauts en couleurs dans une fiction plus que réelle. Les principaux thèmes abordés dans ce roman graphique dépeignent les préoccupations majeures d’Anaïs Nin. Aucun tabou n’est évité, bien au contraire : tour à tour, des sujets comme la bisexualité, l’inceste ou encore l’adultère sont abordés dans la plus grande honnêteté, sans jugement, et avec une ouverture extrêmement moderne pour l’époque.
Représentée bien souvent par Léonie Bischoff en compagnie d’un double aux allures maléfiques, Nin expérimente avec extase et douleur la possibilité d’être multiple. Baignant tout entière dans le dilemme qui touche souvent les femmes, la jeune autrice rêve de conserver sa pureté sans sacrifier son ardeur, et joue tour à tour un nouveau rôle pour correspondre aux attentes de ses contemporains. Ses balbutiements identitaires rouvrent la plaie jamais guérie des relations de pouvoir entre hommes et femmes, et nous assistons avec elle au déploiement de frontières quasi infranchissables : s’assumer, être forte, oui, mais difficile de se libérer totalement de l’emprise du male gaze . Si les tribulations de Nin ont lieu bien avant la théorie de Laura Mulvey, on perçoit malgré tout, dans les dynamiques relationnelles de l’autrice, un déséquilibre réel qui la pousse à se conformer aux désirs des hommes, à les séduire pour garder le contrôle d’elle-même. Une femme moderne, libre, certes, mais toujours sous le joug d’une oppression destructrice.
Je meurs d’être divisée.
Ne pas être qu’une seule femme, ne pas aimer qu’une seule personne, ne pas écrire qu’un seul journal : tel est le quotidien tourmenté d’Anaïs Nin, qui se bat pour rester fidèle à toutes ses facettes. Sa voix est celle d’une femme qui ne veut revendiquer rien d’autre que son droit d’être entière, d’aimer et de ressentir autant que son corps le lui permet. Son mot d’ordre est la création par la découverte de soi-même et d’un érotisme au-delà du charnel. Elle est une figure d’ouverture, au-delà de la morale et des tabous de son époque, transcende les dogmes pour atteindre quelque chose de plus absolu, de plus humain peut-être : une franchise totale, et l’acceptation de sa part d’ombre.
Je me sens innocente. Mes mensonges et mes costumes sont ma liberté.
Même sans bien connaître Anaïs Nin, j’ai eu l’impression, pendant cette lecture, de partir véritablement à la rencontre de quelqu’un. Léonie Bischoff a relevé haut la main le défi de rendre touchante et accessible la psyché de Nin, en mêlant sans distinction des tranches de vies et des passages rêvés, comme des hallucinations, des schémas pour mieux se mettre en empathie. Visuellement, le style graphique de Bischoff et la pointe de son crayon multicolore ont su rendre les cases aussi oniriques que délicieuses à regarder, épousant parfaitement le flot d’émotions qui traverse le roman. Si contours clairs et teintes pastels illustrent le calme peu fantaisiste du quotidien, avec son lot de mondanités et de faux-semblants, d’autres cases plus saturées, parfois plus sombres, figurent pour leur part le chaos des pensées d’Anaïs Nin, son imagination débordante et ses fantasmes. Et l’on peut voir se développer, entre ces extrêmes, un large spectre de variations : des scènes de joie intenses peuvent être aussi colorées que des rêves, et inversement, le tout avec une subtilité semblant toucher directement l’inconscient. Grâce à l’interprétation graphique de Bischoff, nous autres lecteurs sommes en empathie totale avec l’héroïne.
Pour avoir lu (et adoré) ce livre, je peux vous assurer qu’au delà d’avoir été une découverte culturelle, il a aussi été la source d’un nouvel intérêt de ma part pour Anaïs Nin et sa pensée, qui se sont très vite hissées au niveau d’inspirations à mes yeux comme à ceux de la société contemporaine. Citée aujourd’hui comme une figure majeure de l’émancipation féminine à travers l’art et la littérature, l’autrice, préoccupée avant tout par ses problèmes intérieurs, ne s’est pourtant jamais revendiquée d’aucun système de pensée, et c’est presque par accident qu’elle occupe désormais une place signifiante dans la culture féministe. S’il fallait décrire le travail de Nin, lui donner une finalité, sans doute serait-ce la suivante : une étude détaillée de la féminité, avec ses métamorphoses, son intuition, sa fluidité ; une ode à la découverte de soi pour mieux transcender les rôles sociaux, les structures genrées. Un manifeste accidentel, donc, au mot d’ordre aussi flou qu’évident : liberté.
Le grand retour d’Anaïs Nin dans les librairies fait du bien au corps et à l’esprit.