Réédité dans la collection Espace Nord cette année, Anatolia Rhapsody (2014) est un roman essai fort et exigeant qui (ré)explore et (re)questionne les problèmes identitaires, culturels et socio-économiques liés à l’immigration turque.
« Bir varmis, bir yokmus » ou « il était une fois, puis il n’était plus », ainsi commence le drame de l’exil selon Kenan Görgün . Au moyen du genre du roman essai ou de la « rhapsodie »1 , genre « hybride » comme le rappelle Pierre Piret dans la postface de cette nouvelle édition, l’auteur belgo-turc présente son identité comme une mosaïque incomplète, une énigme qu’il ne prétend pas pouvoir résoudre2 . Sa rhapsodie emprunte la voix de la collectivité dans une rhétorique qui vise le rassemblement du soi et de l’autre, produisant ici un texte écrit comme une véritable œuvre musicale qui juxtapose des notes d’ici et d’ailleurs, de l’Occident et de l’Orient.
Dans cet ouvrage parsemé d’éléments biographiques, Görgün se définit comme un vase après la chute de l’immigration et invite le lecteur à recoller les morceaux. « Dès ma venue au monde, je suis double », écrit-il, « double et divisé » car « je viens chargé de plus d’identité que nécessaire » et « de plusieurs peaux qui alourdissent mon être ». Dans cette peau, il se sent à l’étroit, « jamais soi, jamais autre » et devient victime tant de l’exil des siens que du mépris des autres.
Anatolia Rhapsody use alors des histoires familiales pour faire d’une pierre deux coups : alors qu’il tente de comprendre cette identité fragmentée, il parvient à démonter certains clichés et à remettre en question des problématiques brassant tant les liens entretenus entre exil et immigration qu’entre traditions et économie globale.
Ce qu’il entend par « exil immobile », par exemple, l’auteur l’associe au « drame de l’exil » qui se résume à « vivre loin des siens » :
« Être immigré, c’est compter les jours qui te séparent des retrouvailles. C’est être constamment privé d’un être aimé, ne jamais les voir réunis au même moment ; laisser, toujours, mourir quelque chose de soi. »
Même installé légalement dans un nouveau pays, l’immigré est exilé des siens, et le pays d’accueil a pour lui des allures de pays d’exclusion, d’aliénation. Par ailleurs, les exilés quittent leur terre natale sans leur « malle », laquelle renferme « tout ce qui n’aurait plus droit de cité, une fois qu’ils seraient devenus des immigrés ; des travailleurs aux ordres ».
Dans sa recherche d’intégration, l’auteur rappelle que l’enfant d’immigrés, qui ne jouit que d’une « date de naissance », doit trouver sa place dans un compendium de traditions issues tant d’Anatolie que du pays d’accueil. Contre l’engouement pour l’exotisme culturel que présente, par exemple, la « Musique du monde » ou les spécialités culinaires, toujours dans leurs formes « adoucies » ou adaptées pour un public occidental, Görgün souligne que « si tu échoues à mettre un code-barres sur ta culture, elle disparaîtra ».
Alors que le peuple d’accueil n’ouvre pas toujours les bras à l’étranger, l’auteur met aussi en exergue une série de coutumes et de comportements turcs contradictoires, qu’il déconstruit parfois avec un humour subtil et mordant. Ainsi, il décrit la démocratie comme « cette liberté de mœurs à l’occidentale que les nôtres appellent démocratie quand ils en profitent et décadence quand ils s’en défendent ». Par ailleurs, il n’a pas que des éloges pour le « modèle de l’homme turc » qui doit « avoir femme, enfants, voiture, maison, maîtresse (dans cet ordre-là) », ou encore pour l’éducation des jeunes filles turques qui « dans la stricte tradition contribue à en faire des proies faciles d’abord, des épouses incompétentes ensuite ». La critique de Görgün, parfois incisive, n’est pas gardée pour un peuple en particulier.
Encore plus troublante peut-être est sa critique du modèle économique actuel qui incite à une « peur de demain », laquelle amène à son tour la « peur de l’autre » :
« C’est une Friction Globale. Celle du capitalisme qui part en vrille, de l’argent qui prolifère comme la peste et réclame des boucs émissaires ; les banquiers, eux, ont depuis longtemps surmonté l’épouvantail de nos différences, espérant que nous oublierons cette chose essentielle à notre futur : ce qui nous rapproche est plus grand que ce qui nous éloigne. »
Si, comme il le conclut, l’auteur « habite un pays fantôme dont il [lui] faut dessiner la carte », il invite tout(e) lecteur et lectrice confondu(e) à se joindre à la réalisation de cette carte, carte d’un monde qui ne serait pas dominé par l’argent et qui ne chercherait pas des différences mais des points de ralliement. Libre à nous de maintenant choisir notre identité, ce que nous voulons être ou devenir dans ce monde qui cible un meilleur pour toutes et tous. Une œuvre importante et nécessaire, à (re)lire, à partager et à enseigner3 .