Antoine Boute
S’enfonçant, spéculer d’Antoine Boute est un roman conceptuel, plus proche de la performance artistique que de l’art littéraire. Attention, rencontre avec un univers du troisième type.
Dès les premières pages, le ton est donné : une écriture décalée évoluant dans un univers absurde peuplé de personnages complètement loufoques.
Décontenancé au début, le lecteur est pourtant rapidement happé par l’intrigue particulière de ce roman.
Freddo est un écrivain marginal vivant en forêt où il aime se promener pour spéculer sur ses romans. Valéria, artiste et galeriste mythomane, est une femme très distinguée mais complètement désaxée. La rencontre de ces deux personnages va provoquer une explosion de folie oscillant entre absurdité et poésie. Freddo accepte d’aider Valéria à retrouver son pseudo-fils coincé dans une armoire, et pendant qu’il chemine à ses côtés, il va commencer à construire un roman trash qui devrait lui permettre de gagner facilement de l’argent.
Je vais écrire une saloperie de polar complètement dégénéré, ça va plaire au monde, qui croit qu’il en est à son crépuscule.
Au cœur d’un décor abracadabrant, composé d’une maison en partie délabrée jonchée de détritus, où vivent des enfants à moitié sauvages, entourée d’une forêt occupée par des réseaux de prostitution, Freddo va s’enfoncer de plus en plus profondément dans le monde totalement insensé de Valéria. Il va s’inspirer de ce qu’il ressent et de ce qu’il voit pour étayer son polar destroy de réflexions poétisées, teintées d’une philosophie instinctive.
Il y aura donc une réflexion très serrée à générer chez le lecteur sur la question de la ville, vraiment, comme je me le disais déjà là toute à l’heure, une réflexion sur la ville en tant qu’entrelacs d’humanité, de maîtrise et de culture d’une part et de l’autre toutes sortes de forces chaotiques, entropiques et sauvages. Je suggérerai tout ça le plus magistralement possible, ce sera bien, très bien. Il faudra vraiment que j’arrive à injecter dans ce livre une bonne dose de cette énergie que l’on sent ici à l’œuvre dans la force créatrice-destructrice de la nature, que cette énergie plane sur la ville, rôde dans la ville, incarnée par ce type, cette crapule, cette espèce de loup-garou-ouragan.
Et toute l’idée du roman de Freddo est là : un personnage principal psychopathe, à peine humain, sauvage, qui commet les pires atrocités au sein de la ville. C’est l’irruption du sauvage dans le civilisé. Le lecteur assiste à des scènes particulièrement violentes et cette violence va tellement loin qu’elle finit par se transfigurer en absurdité. Grâce à ce mécanisme, ce qui devrait paraître choquant le semble beaucoup moins.
Malgré tout, l’ambiance générale du livre n’est pas vraiment glauque, on pourrait même dire qu’elle est assez joyeuse. C’est un roman qui sonne comme un grand éclat de rire dissonant. Antoine Boute va pourtant souvent très loin dans le choquant, que ce soit au niveau du récit principal ou du roman imaginé par Freddo. On a l’impression d’avoir affaire à deux fictions, qui se font écho dans un amas d’absurdités trash. Mais grâce à un univers complètement décalé et une écriture à la fois directe, proche de l’oralité, et colorée d’une poésie spontanée, les atrocités présentes dans le roman deviennent acceptables.
Bien sûr, parfois on bute encore un peu sur cette écriture assez particulière, peut-être trop impulsive. Parfois aussi, on se heurte à une surabondance de spéculations, aussi intéressantes puissent-elles apparaître par endroits. Arrive donc un moment où le lecteur est face à tant d’absurdités et de spéculations qu’il se sent perdu.
Au fil du récit, une question se pose : est-ce que tout cela mènera quelque part ou assiste-t-on simplement au « trip » halluciné d’un ivrogne ? Et finalement, en refermant le livre, on se demande un peu ce qu’on vient de lire.
Plus qu’un roman, il s’agit d’une véritable expérience littéraire qui prend presque la forme d’une œuvre d’art contemporaine. Si, d’un point de vue conceptuel, c’est très intéressant, d’un point de vue littéraire, on aura peut-être plus de mal à s’habituer à ce style étrange. Mais qu’elle soit positive ou négative, cette expérience reste assez fascinante. On est face à une réelle littérature vivante, tant on sent qu’en son sein grouille un tas de choses étonnantes. En un mot, ce roman c’est comme de la boue, un entrelacs d’éléments qu’il faut découvrir, décortiquer et dans lesquelles il faut s’enfoncer tout en spéculant…