critique &
création culturelle
Arnaud Le Gouëfflec et
Olivier Balez, Il ne faut pas souhaiter la mort de gens

Est-ce un message prémonitoire qu’adressait Dominique A à Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez dans son album la Mémoire neuve ? C’est en tout cas sur ce titre sombre que commence cette troisième bande dessinée du duo de choc Le Gouëfflec/Balez, petit bijou d’humour grinçant, au cœur duquel Dominique A trône en parano mis à mort.

Après Topless , histoire d’un pianiste de bar à strip-tease (Glénat, 2009) et Chanteur sans nom , qui mettait en scène le chanteur masqué des années 1930 Roland Avellis (Glénat, 2011), Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez nous proposent, avec J’aurai ta peau Dominique A ,un polar graphique mettant en scène le plus célèbre des poètes et musiciens atypiques de la scène rock française.

Dominique, c’est génial ! Ta première menace de mort ! Ça n’arrive qu’aux stars ! Qui peut bien en vouloir à Dominique A ? Voici vingt ans que ce fondateur de la « nouvelle scène française » régale un public averti, acquis à ses textes sobres et sans compromis. Vingt ans qu’il séduit sur scène par sa voix chevrotante, ses gestes ronds et chaloupés. Vingt ans qu’il épure sa musique pour n’en garder que la quintessence, puis la glisser à l’oreille attentive de son auditoire. Alors qui veut sa peau ? Dominique A entame une tournée lorsqu’une lettre anonyme vient perturber une quiétude professionnelle conquise au fil d’une longue carrière. Il va mourir. C’est écrit. En lettres découpées dans un journal.

Tandis que Dominique A, le « vrai », celui qu’on imagine humble et posé, célèbre ses vingt ans de carrière en rééditant son œuvre musicale, son alter ego de papier sombre dans l’angoisse de la mort. Ni les parties de jeux vidéo avec son ami Philippe Katerine, ni les beuveries ne peuvent l’empêcher de se sentir observé, suivi, menacé. Est-ce un fan trop entreprenant ? Un anti « fringues de corbeau » ? Un fatigué du « chanteur sobre » ? Délire ou réalité, Dominique A s’enlise. Face à ses choix, passés et à venir, il n’a d’autre choix que la remise en question, car enfin, on ne menace pas les gens de mort sans raison ! Et si cette menace n’avait aucun sens ?

Ben, d’habitude, les dingues, ils s’attaquent aux stars, pas aux chanteurs plus enfin, moins C’est juste que t’es pas super super connu, tu vois ? Lorsque Philippe Katerine lui adresse ces mots, le doute envahit Dominique A. Aurait-il pu devenir quelqu’un d’autre que le chanteur qu’il est aujourd’hui ? La préface de cette bande dessinée, signée Dominique A himself, renchérit : Dans quel(s) guépier(s) m’ont-ils fourré ? Comme si la vie n’était pas assez compliquée. Le chanteur, en chair et en os, ne croit pas si bien dire !

Romancier et parolier de talent, le scénariste brestois Arnaud Le Gouëfflec excelle aussi en scénariste de bande dessinée. Dans J’aurai ta peau Dominique A , il nous balade entre fantasme et réalité. Car Dominique A est un être intrigant. Chanteur sérieux qui ne laisse rien transparaître, il constitue une proie rêvée pour un auteur à l’imagination fertile. Loin de nous dévoiler la vie privée du chanteur, Le Gouëfflec a conçu un scénario dans lequel Dominique A, l’artiste, est face à lui-même. Dans une loge, sur scène ou en compagnie de son ami déjanté Philippe Katerine, il traverse une mauvaise période. Pas de paillettes ni de strass au programme (sauf quand il s’agit de mettre en scène Philippe Katerine, bien sûr), juste l’histoire d’un mec décontenancé par ce qui lui arrive, et qui voudrait bien qu’on le prenne au sérieux quand il est menacé de mort !

Après avoir retracé fidèlement la biographie de Roland Avellis dans le Chanteur sans nom, Le Gouëfflec emprunte ici une autre direction narrative et nous emporte dans un imaginaire aux dialogues peu nombreux mais bien pesés. La fiction lui va très bien, et le trait d’Olivier Balez vient compléter l’histoire à merveille. Habitué du polar, marmite dans laquelle il tomba dès ses débuts en personnalisant le Poulpe de Jean-Bernard Pouy, Balez excelle dans tout ce qu’il touche, de la littérature de jeunesse à la bande dessinée.Et lorsqu’il s’agit de représenter un personnage bien réel, il ne déroge pas à la règle. Évitant aussi bien la caricature que le dessin réaliste, il nous propose un Dominique A étrangement ressemblant : Pour cela, il m’a fallu saisir ce qui le caractérisait. Ça a été finalement assez facile, parce que cet artiste est un vrai personnage de BD ! Son crâne est rasé, ses sourcils marqués, ses vêtements noirs. Il est à la fois féminin — par sa voix ou ses mouvements de bras gracieux —, et extraordinairement masculin : ses épaules et son menton sont larges, massifs1 . Malgré l’omniprésence du noir dans les planches, Balez parvient à rendre le récit très lumineux. L’utilisation parcimonieuse des couleurs n’y est pas étrangère. Chaque page adopte une teinte dominante combinée à un effet pochoir qu’on retrouve dans nombre d’œuvres du dessinateur, à l’instar de cet art d’aller à l’essentiel qui le caractérise si bien.

J’aurai ta peau Dominique A est une randonnée avec un tueur, tantôt drôle, tantôt tragique et inquiétante, une perle rare aux reflets fins, une parfaite combinaison du texte et du dessin. Si Dominique A n’y est pas épargné, nous ne pouvons pourtant que ressentir toute la tendresse et l’admiration des deux auteurs pour le « chanteur sobre ». Ses fans reconnaîtront, au fil de la lecture, les références aux chansons qui parsèment cet album décidément savoureux, qui évite savamment le jeu dangereux de la caricature.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.

J’aurai ta peau Dominique A

Écrit par Arnaud Le Gouëfflec et Olivier Balez
© 2013, éditions Glénat
Roman,55 pages