Au pays de Roxy
Alors qu’il ne sortira vraisemblablement pas en Belgique, le Film Fest Gent a programmé trois séances d’ Adieu au langage , le dernier-né de Jean-Luc Godard, pour rappel prix du Jury à Cannes (ex-aequo avec Mommy de Xavier Dolan ), en vue de satisfaire les cinéphiles endurcis et pérégrins. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le voyage en valait la peine.
Dès les toutes premières secondes d’
Adieu au langage, on est saisi :
l’immersion que procure la 3D bricolée par le vieux maître est totale, et foudroie. Cet adieu (qui ne l’est pourtant pas) nous arrive en pleine face, et l’on ne peut plus s’en extraire. Les yeux sont littéralement hypnotisés, une sorte de transe commence, car ce qui se produit à l’écran n’est tout simplement pas croyable. Une cérémonie orchestrée par un puissant chamane se déroule, on est transporté ; c’est tellement Godard, et ça ne l’est pas, ça ne peut pas l’être. « L’un est dans l’autre, l’autre est dans l’un ; nous sommes trois. » 3D. 3 x Désastre. Ou bien, comme ici, « malheur historique ». L’Histoire ? Après tout, Hitler n’a rien inventé. Et quid de la tribu des Chikawahs ? Eh bien, ils appellent le monde la Forêt, lorsqu’apparaît un sexe de femme. La Nature, somme toute. Peut-être la Métaphore ? Les deux ? Les trois ?
Chez Godard, rien n’est simple, alors que dans le même temps tout paraît découler d’une implacable logique, d’une cosmogonie toute personnelle pensée et expérimentée depuis longtemps déjà.Ce n’est pas de la natalité du monde que désire nous parler JLG, ni de l’apparition du langage chez les êtres humains, mais plutôt de sa décrépitude jusqu’à sa mort. Nous ne communiquons plus. Nous ne nous comprenons plus. « Bientôt, on aura tous besoin d’un interprète pour se comprendre soi-même », entend-on. Funeste prophétie ou révélation bien vivante ? Si la communication n’est plus possible, alors ne parlons même pas de communion. Seuls les animaux en sont capables, et l’ont toujours été, puisqu’ils « ne communiquent pas, ils communient ». En particulier les chiens. En particulier Roxy, la chienne de Godard himself et de son épouse, Anne-Marie Miéville. C’est elle qui, dans Adieu au langage , fait le lien entre les hommes ayant graduellement perdu la compréhension de leur prochain.
Le film se pose dès lors en réceptacle de toutes ces conceptions oubliées, en essai filmique de réhabilitation du langage, de l’interaction. En distillant ses propositions : repenser la notion même de mot, pour le faire crouler sous le poids de ses vétustes fondations. Réinventer le langage, en créer des formes nouvelles. La parole n’a rien à voir avec le langage ; elle ne suffit pas. Pour que le dialogue s’engage, sont en outre requis les yeux et les oreilles. On peut sans crainte y ajouter le corps, un corps débordant, fourmillant et généreux, à l’image de cet Adieu au langage qui n’a rien de la misanthropie si souvent reprochée à son auteur, et qui, contrairement à ce qu’ont affirmé certains journalistes après son unique projection sur la Croisette, n’a rien d’une œuvre testamentaire.
Godard a encore beaucoup de choses à nous dire au vu de ce petit film. Petit par son budget, mais grand par ce qu’il dégage — cette indicible sensation d’assister à quelque chose de puissamment planant et d’incroyablement transgressif, profondément ouvert sur le monde, résolument optimiste, ce qui n’était pas le cas du déjà très réussi Film socialisme , sorti en 2010. Tout est beaucoup plus lumineux, coloré, vivant dans Adieu au langage : on ne compte plus ces plans très brefs (le montage est très abrupt) filmés en pleine nature à l’aide de différentes caméras, voire au GSM ou à la GoPro, avec au milieu, en guise de liant, Roxy, encore Roxy, guide suprême au centre du fief godardien (Rolle), permettant dans son altruisme inné envers les Hommes et la Nature d’établir ensemble les balbutiements d’un nouveau type de dialogue, parce que « le chien est le seul être sur Terre qui vous aime plus qu’il ne s’aime lui-même ».
Indescriptible, Adieu au langage est à voir impérativement en 3D. Le recours à celle-ci atteste si besoin était que Godard n’a rien perdu de son talent d’ermite provocateur ; au contraire, il le réaffirme avec brio par ce procédé qu’il nous livre trivial, agressif, imparfait, génial (quand le spectateur, à deux reprises, reçoit la possibilité de réaliser son propre montage du film ; l’écran infuse, un flou se fait plein centre, le dilemme se pose — œil gauche ou œil droit ? — et l’appropriation iconoclaste de la technique est totale) ou grandiose, c’est selon. Son cinéma gagne en puissance d’évocation, tant cette 3D singulière nous happe et nous fascine , conformément à la théorie de cet « autiste de caniveau » selon laquelle les images se suffisent à elles-mêmes, et que toute tentative d’explicitation serait vaine et stupide.
Chez JLG, tout fait sens, bien qu’il soit rarement explicite. En vieux singe sage, il laisse le spectateur chercher, il laisse ses pensées gamberger. « Reste à savoir si de la non-pensée contamine la pensée. » Tous égaux nous sommes devant la pensée, puisqu’elle « retrouve sa place dans le caca », symphonie des déjections fraîchement expulsées à l’appui. C’est cela aussi qu’il faut absolument reconnaître à ce facétieux papy octogénaire, cette faculté d’aller au bout de ses ambitions provocatrices. Ayant congédié depuis bien longtemps ce langage qui ne l’est plus et duquel il se sent étranger, exilé dans son canton de Vaud, ce vibrionnant vortex, il s’amuse comme un gamin à colorier au-delà des lignes, à bousculer ce qui est établi, à exploser les codes. Voilà une expérience qui revigore et retourne, et finit effectivement par des aboiements et des cris de bébé.
https://www.youtube.com/watch?v=dk2x3ZEsnh0