Au sort, et à raison !
Malgré un titre investi d’un indéniable potentiel polémique, Contre les élections n’est pas un réquisitoire anti-démocratique, loin s’en faut. Dans cet essai, l’auteur invite au contraire à un salutaire retour aux sources de la démocratie.
Symptômes, diagnostics, pathogenèse et remèdes : les titres des chapitres renvoient directement au vocabulaire médical. David Van Reybrouck lance le lecteur sur la piste des origines souvent méconnues de la démocratie afin d’en extraire l’essence, comme un remède à ce qu’il nomme la
fatigue démocratique.
Après avoir posé le constat selon lequel notre système de gouvernement souffre d’une crise de l’efficacité doublée d’une crise de la légitimité, l’auteur en vient tout naturellement à la question de la culpabilité. À qui la faute ? Une réponse en quatre points — autant de coupables —, où sont pointés du doigt le populisme et la technocratie mais également la démocratie représentative, et même notre sacro-sainte démocratie représentative élective !
Voici la cause première du syndrome de fatigue démocratique : nous sommes tous devenus des fondamentalistes des élections. […] Le fondamentalisme électoral est la conviction inébranlable qu’une démocratie ne peut se concevoir sans élections, que les élections sont la condition nécessaire, fondatrice pour parler d’une démocratie.
Persuadés que la méthode élective est liée ontologiquement à la démocratie, tel un principe sacré, nous tendons à l’imposer systématiquement — l’auteur fait ici une amusante référence à un kit Ikéa, avec un mode d’emploi joint à l’envoi — à tous les pays souhaitant pénétrer dans notre joyeux royaume idéal.
Idéal, le royaume des démocraties électives ne l’est certainement pas. Suspicion et indifférence, mécontentement, fièvre électorale, stress médiatique, impuissance et paralysie : voici ce à quoi le système représentatif sélectif est réduit après deux siècles d’activité. L’épuisement et le mécontentement se font de plus en plus sentir et il serait grand temps, insiste l’auteur, de songer à une autre méthode.
David Van Reybrouck nous conduit dès lors à voyager dans sa machine à remonter le temps, jusqu’à la Grèce antique, berceau reconnu de la démocratie. Aux origines, le couple citoyen-pouvoir s’entendait dans une relation horizontale où le premier, quelles que soient ses capacités, avait de grandes chances de participer au moins une fois dans sa vie, et pour un laps de temps déterminé, aux prises de décisions. C’est le système du tirage au sort qui garantissait ce droit autant que ce devoir.
L’auteur explique de manière très pédagogique (en illustrant ces propos par des schémas), presque ludique, le fonctionnement, les avantages, mais aussi les inconvénients, de cette méthode aux relents d’ alea jacta est . Traversant autant l’espace que le temps — Moyen Âge, siècle des Lumières, Venise, Florence, les révolutions française et américaine —, il décrit l’évolution du principe démocratique sans omettre de souligner pour chaque étape les émanations idéologiques sous-jacentes.
Heureusement, Van Reybrouck ne se contente pas de nous prodiguer une intéressante leçon d’histoire. Il décrit et défend également le bien fondé du tirage au sort — une procédure neutre, répartissant les chances politiques équitablement, limitant les risques de corruption et renforçant l’attention pour le bien commun — en se référant à un large panel d’auteurs, de philosophes, de chercheurs et de spécialistes. À travers des exemples concrets, il suggère des pistes pour un nouveau système de démocratie, sans jamais tomber dans le simplisme de proposer une parfaite solution « clé en main ». Ainsi, il détaille plusieurs essais de processus participatifs mis en place dans différents pays durant ces dernières années. Entre les difficultés organisationnelles, la carence en légitimité, l’hostilité plus ou moins ouverte des politiques et des médias, le manque d’aisance des participants dans la sphère publique, ces mises en pratique ont eu l’utilité de mettre en exergue les défaillances du renouveau démocratique.
Avant de prôner l’adoption d’un schéma intermédiaire bireprésentatif, c’est-à-dire un mécanisme combinant élection et tirage au sort, David Van Reybrouck décrit ce qui lui semble se rapprocher le plus du modèle idéal, le multi-body sortition , ou comment appliquer à notre époque le fonctionnement de la démocratie athénienne. Développé par un chercheur américain, Terril Bouricius, ce système est composé de six organes constitués par tirage au sort et dont la valeur ajoutée, selon l’auteur, réside avant tout dans son caractère évolutif et dans la dispersion du pouvoir.
Travailler avec plusieurs instances tirées au sort permettrait d’obtenir une plus grande légitimité et efficacité. […] Quiconque s’est penché sur d’autres formes possibles de délibération s’est retrouvé confronté à ces cinq dilemmes. Ils portent sur la taille idéale du groupe, la durée idéale, le mode de sélection idéal, la méthode de délibération idéale et la dynamique de groupe idéale. Il n’y a pas d’idéal, voilà tout, dit Bouricius, il faut renoncer à cette quête. Mieux vaut concevoir un modèle qui se compose de plusieurs organes : ainsi, les avantages des diverses options peuvent se renforcer mutuellement et les inconvénients s’atténuer.
Très nuancé, véritable étude, Contre les élections n’est en rien un pamphlet, quoique puisse suggérer le titre. D’abord outil de réflexion, l’essai invite le lecteur à repenser son investissement en tant que citoyen et l’incite à revisiter les bases de ses convictions.
Le recours au tirage au sort n’est pas un remède miracle, pas une recette idéale, pas plus que les élections ne l’ont jamais été, mais il peut corriger un certain nombre de défauts du système actuel.